lundi 2 mai 2011

ANIMAL KINGDOM : Logique de la non-sensation


''Au fond, ce qui différencie essentiellement l'Homme de l'Animal, c'est que l'Homme peut se révolter contre l'ordre des choses", Oswald Arlando.

Publié par Thomas K.

Lorsque sa mère décède, Josh, jeune homme de 18 ans, part vivre dans la banlieue de Melbourne chez sa tante et ses oncles, qui forment une famille de truand. Mais la brigade anti-gang les tient à l'œil...

Les critiques sont unanimes pour Animal Kingdom : la première œuvre David Michôd est une réussite. Toutes ces critiques ont en commun cet encensement pour le refus du spectaculaire qui parcourt le film. Décortiquons donc, dans la mesure de mes capacité limitées par un unique visionnage et par le manque d'expérience (je suis dans cette période de ma vie où je suis à la fois trop vieux et trop jeune - mais je m'épanche), ce moment de cinéma pas comme les autres, et, selon moi, pas forcément pour le meilleur...


Ce paragraphe dévoile les premiers plans du films.

Le film a le mérite d'annoncer la couleur dés les premiers plans : il s'ouvre sur une gravure représentant le sommet du règne animal : des lions, avant que l'on découvre Josh sur son canapé, sa mère endormie à côté de lui. L'adolescent regarde a télévision, tout est normal. Mais en fait, rien n'est normal, les secours arrivent, la mère a fait une overdose, elle est morte. Mais pas d'expansion, pas de cris, pas de pleurs. Josh ne peut s'empêcher de détourner son regard vers la télévision, désintéressé du drame qui se déroule sous ses yeux, de la même manière que Nicole Kidman lançait un regard absent vers la caméra dans Eyes Wide Shut en plein ébat avec son mari. C'est que la vie, la mort, tout ça, ce n'est pas comme ce qu'il se passe derrière l'écran de télévision, ce n'est pas glamour, ça ne fait pas rêver, pas comme cette émission haute en couleur qui attire le regard de Josh, contre la mort de sa mère, prosaïque, simple, évidente, non sensationnelle, sans sensation.

Fin du petit spoiler

Animal Kingdom va cultiver tout au long du film cette logique de l'évènement nié dans sa production de sensations. Le fait que l'évènement se produise ne suffit pas à créer une substance de ressenti, de la matière à vivre. Le film est glacé comme un iceberg dans un frigo géant. Tout est économisé, la parole, les gestes. Josh passe la majorité du film à répondre ''it's ok'' ou ''it's fine'' lorsqu'on lui parle. Vraiment, c'est à croire qu'il ne sait rien dire d'autre parfois. Et le jeu du jeune James Frecheville qui campe Josh en est complètement atone. C'est une performance assez impressionnante du non-jeu. Cette économie du jeu se retrouve dans tous les personnages ; vraiment, on est dans le refus de l'expansion. Logiquement alors, les premiers à mourir seront ceux qui ont la parlotte plus facile, le mouvement plus névrosé, le corps plus incarné par la vie. Survivre, c'est se taire ; c'est d'ailleurs la conduite que l'avocat enjoint Josh d'adopter lors de l'interrogatoire.

Cette logique de la non-sensation découle de l'acceptation absolue de l'ordre des choses. Josh le dit dans la voix off au début du film ; les choses auraient pu lui paraître étrange, mais elles se sont contentées d'être, selon le bon déroulement des évènements. Les personnages passent leur temps à faire simplement ce qui doit être fait, sans émotion, sans discuter, sans grain de sel, sans subjectiviser l'action en devenir. On ne pense pas l'action, on l'accomplit, c'est tout. Le film est imprégné d'une froideur animale, les personnages semblent privés d'un pan de leur libre-arbitre, d'une partie de leur conscience, tant ils répondent à des lois de cause à effet immuables qui les poussent à l'action comme le lion est poussé à terrasser la gazelle.

Dans cet univers froid et sans émotion, l'action est fulgurante, fugitive, un éclair dans la nuit. Elle tient du l'ordre du choc, dans sa vitesse d'exécution et parce qu'elle créé le mouvement, mais surtout parce qu'elle vient créer un sursaut d'intensité dans une diégèse apathique. Les scènes de meurtre se résument à un pic sonore au moment du coup de feu, une gerbe de sang qui imprègne les alentours, et c'est terminé. Le film se veut naturaliste au possible. La mort est incisive, jamais stylisée, ou alors stylisée dans son potentiel non-dramaturgique. Jusqu'à une scène d'overdose provoquée, filmée comme un simple laissé-aller, puis un pic de violence, puis rien. Le cadavre est le devenir logique des personnages, il est le corps de l'inertie par excellence.
Les corps sont donc condamnés à l'inertie, celle de la mort, ou celle de l'immobilisation (l'emprisonnement par exemple). Josh le dit au début, et cette pensée sera relayée par l'inspecteur Leckie à la fin : quelque part les protagonistes sont conscients de leur devenir-catatonique. Ce n'est qu'une question de temps avant que l'ordre des choses ne les rattrape.

Mais dans ce grand tableau de la sensation morte, parfois les émotions surgissent, et on comprend qu'elles avaient été contenues, refoulées. Ce sont les larmes de la grand-mère, qui avoue, dans un rare moment de vérité humaine, qu'elle n'arrive plus à relativiser l'évènement. Ce sont les terrifiantes crises de violence de Pope, l'oncle leader de la famille ; terrifiantes de par leur brève intensité, comme un instantané pulsionnel, évanoui aussi vite qu'il est advenu. Ce sont les larmes de Josh dans la salle de bain, troublantes d'abandon de soi, mais, répondant à ce dynamisme de surgissement/disparition, vite essuyées pour revêtir le masque d'acceptation de ce qui advient, sans laisser de trace de la sensation. L'émotion doit être contrôlée, maîtrisée, et bannie. La survie ne tolère pas le ressenti. Les animaux ne pleurent pas.

Il vient un moment dans le film où on offre à Josh la possibilité de recouvrer le libre-arbitre qui manquait tellement ; on lui offre le choix. L'adolescent semblait déterminé à la non-sensation, même dans sa relation avec sa petite-amie (la jolie Laura Wheelwright) qui se déroule sans passion. Mais le choix relance la potentialité de la sensation. Il vient bouleverser l'ordre des choses. Du moins, c'est ce qu'on nous fait croire. Car l'arrangement final trouve en réalité sa conclusion dans la toute dernière scène, qui est un retour final à cette continuité logique et implacable, cet ordre des choses auquel on ne peut échapper, et qui admet que pour chaque action, une conséquence logique advient. Cette dernière scène perpétue le mouvement de causalité qui donne au film cette dimension de royaume animal mû par les lois de la nature humaine. Cela peut sembler un contre-sens, mais c'est en fait un rappel que l'homme est avant tout...un animal.

Certains critiques ont comparé le film à Meanstreet de Scorsese, ou Reservoir Dogs de Tarantino. Si Animal Kingdom partage avec ces deux œuvres un certain goût pour le non-spectaculaire, la comparaison me semble s'arrêter là. Dans les deux films cités, les personnages sont traversés par un trop-plein d'énergie, une dépense verbale ; ce sont des personnages de l'expansion, de la névrose, des personnages agités comme le Rick Santoro de Snake eyes (Brian De Palma), qui ont besoin du mouvement frénétique, de la parole incessante, violente, agressive. On a bien vu qu'Animal Kingdom propose exactement le contraire...


Ce qu'il y a, c'est qu'à force de proposer des personnages dans l'incapacité d'éprouver la sensation, le film empêche l'empathie, et il faut bien le dire, on ne ressent pas grand-chose non plus. C'est un moment de cinéma qui ne procure pas d'émotion, qui laisse un peu froid, un peu distant, et c'est tout à fait voulu, mais ce qu'on gagne en originalité du traitement, on le perd en immersion, en plaisir catharsique. On sort de la salle en pensant avoir vu un bon film, mais sans avoir été bouleversé, sans avoir été emporté. La logique de la non-sensation est tellement implacable qu'elle vient s'appliquer au spectateur. Reste alors cet aveu terrible, cette prise de position contestable, cette philosophie négationniste : il n'y a rien à ressentir, puisque nous ne sommes que des animaux.

++

Thomas K

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