''Tous les fantasmes des nouvelles générations sont tournés vers les nouveaux mythes du numérique, les réseaux abstraits qui produisent de la consistance et les figures décomplexées des héros vidéoludiques. La vie ne doit plus ressembler à un film, elle doit être un jeu vidéo'',
Dona Donovan.
Baby Doll est enfermée dans un asile psychiatrique p our avoir accidentellement tué sa sœur. Dans cinq jours elle sera lobotomisée. Cinq jours pour s'évader. Mais la meilleure évasion reste l'imagination.
Beaucoup de critiques n'ont pas hésité à descendre le film sous prétexte qu'il ressemblait à un jeu vidéo. Il est à la fois pénible et amusant d'être le témoin de cette diabolisation vidéoludique érigée par des journalistes pompeux de quarante ballets (si vous me permettez de transformer l'expression ''quarante balais'') qui pensent que la dernière console à la mode est la Gameboy Color. Bref, mesdames et messieurs, permettez-moi d'annoncer que oui, Sucker Punch s'inspire énormément de l'esthétique vidéoludique, et que non, cela n'est pas un tort mais au contraire l'occasion d'une exigence et d'une magnificence formelle tout à fait sidérante. Sucker Punch est vraiment un film des années 2010 : jsuqu'au-boutiste, sans concession, ancré dans l'ère numérique. Place au cinéma de la civilisation virtuelle moderne.
VIDEOLUDISME
Sucker Punch prend le prétexte de l'évasion par l'imagination pour donner à voir des environnements et des actions qui tiennent du délire visuel. On pense un peu à Brazil, où le personnage s'évader de son quotidien terne en rêvant, où au plutôt récent L'Imaginarium du Docteur Parnassius. Mais là où le film de Terry Gilliam, comme celui de Peter Jackson Lovely Bones, manquent de rigueur et de cohésion dans la présentation de leurs univers fantasmatiques et oniriques, donnant à voir des images fantastiques mais qui ne valent que pour elles, sans vraies structures identificatoires, le film du nouveau génie formaliste d'Hollywood Zack Snyder construit une cohérence qui ne se situe pas au sein même du film mais dans les analogies avec l'univers du jeu vidéo.
Ainsi les personnages doivent rassembler des ''items'', devant à chaque fois relever un challenge dans des nouveaux univers qui s'apparentent à des ''niveaux'', dans lesquels on peut même se trouver face à un ''boss'' (comme le dragon) ou des armées de robots, de soldats allemands zombies, où de créatures qui rappellent fortement les Orcs du Seigneur des Anneaux de Jackson. Les univers visités sont des classiques de vos vidéothèques : champ de bataille de la première guerre mondiale, train futuriste, château/donjon, temple samouraï. Adapter Sucker Punch en jeu-vidéo, ça serait comme faire un film sur la franchise Metal Gear : presque une forme de pléonasme.
Ce sont ces environnements structurants et connotés qui font la force des scènes d'évasion par l'imagination du film. Le personnage énigmatique du vieux mentor appuie cette structure par une redondance de la forme verbale : les filles ont le droit avant chaque ''mission'' à la formule ''briefing, citation et dernier conseil''. Les univers qui encadrent les scènes d'action sont indépendants les uns des autres, et ne valent pas seulement pour leurs débordements formels mais bien pour les affrontement qu'ils abritent.
Snyder aime les combats et les mélanges. Baby Doll se bat avec un katana et un revolver (quelqu'un a dit Devil May Cry ?), Rocket sort parfois son pistolet de pirate lorsqu'elle lâche sa mitrailleuse automatique, Blondie aime jouer de son Tomahawk... Armes blanches et armes à feu, armes rétros et armes dernier cri, anachronismes au sein des univers codés des scènes d'action, tout ceci vient plus des grandes figures du jeux vidéo que de celles du cinéma. Beaucoup de scènes ont d'ailleurs des allures de grandes cinématiques (ce sont les scènes où l'on ne joue pas dans les jeux-vidéos).
Ces scènes qui représentent narrativement l'imagination de Baby Doll sont des formalisations d'une esthétique vidéoludique. C'est bien que l'univers du jeu vidéo est venu se substituer à notre imagination, ou plutôt, il la nourrit, il en devient le doublon, l'avatar. En parlant d'Avatar, Jean-Baptiste Thoret écrit : " le film de Cameron invente une troisième voie, celle d’un jeu vidéo filmique ou d’un film pour spectateurs gamers". Le film de Snyder irait dans ce sens. Les mondes dérivés de l'imagination de Baby Doll sont des des mondes-défouloirs, des mondes à sauver, des mondes à objectifs qui prennent fin en même temps que ce dernier est accompli. Des mondes violents, stylisés à outrance, qui ne valent que pour le mouvement catharsique qu'ils incarnent, le déluge visuel et l'euphorie qu'ils procurent. Un film vidéoludique ?
Peu abordée dans cette critique, il est évident que l'influence de l'esthétique manga est prédominante dans le film. Costumes, look des personnages, positions, mouvements, on est presque dans un anime. Mais de toutes façons, la digestion de l'esthétique manga par l'ère du numérique est d'un des enjeux essentiel de la vidéoludie moderne ; l'une des instances de modernité du jeu vidéo des années 2000/2010 est qu'il s'empare de l'esthétique manga hyper stylisée pour créer une nouvelle frénésie visuelle hybride.
Snyder digère les exubérances de l'esthétisme du jeu-vidéo pour produire des images outrancières, sidérantes, qui flirtent parfois avec le mauvais-goût. Ralenti façon Bullet Time (héritage de films comme Matrix et de jeux comme Max Payne et Fear), costumes à la Final Fantasy, méchas et héroïnes d'inspiration manga, mondes de flammes et d'apocalypse, toutes ces données de la teen culture tendent à s'additionner pour créer des scènes au filmage de folie, presque décadent. Voir l'affrontement contre les robots dans le train. Un plan séquence unique, presque du jamais vu, l'illusion d'une continuité et d'une fluidité parfaite, comme si on avait accompli ce qu'Hitchcock avait caressé avec La Corde. Hallucinant. Alors oui, platement, on peut dire que ça ressemble à du jeu-vidéo. Moi je dirais plutôt que ça ressemble à ce que le cinéma peut produire de mieux dans son intégration de l'art vidéoludique.
DE L'AUTRE CÔTE DU MIROIR
Le film a un petit air de Alice au Pays des Merveilles revisité (l'oeuvre de Lewis Carroll, pas l'objet abjecte de Tim Burton, qui ressemble d'ailleurs plus à un Narnia qu'à autre chose). Rappelons donc pour les esprits récalcitrants que l'univers d'Alice est glauque, sinistre, rempli de sous-entendus sexuels, parsemé d'une folie absurde inquiétante et de jeux de langages perturbants.
Mais si Baby Doll est Alice, où se situe le pays des merveilles ? Le film propose un engouffrement psychique à tiroirs assez osé, qui rappellerait presque les aberrances lynchéennes dans la dénivellation du refoulement de la réalité et la redistribution des rôles et objets. C'est ainsi que l'hôpital psychiatrique devient un bordel où toutes les cartes sont brouillées et redistribuées. De l'un à l'autre, on a troqué les couleurs ternes, l'esthétique crasseuse de l'hôpital pour quelque chose d'un peu plus clinquant, plus glamour. C'est l'éternelle assimilation du réel digéré et transformé en quelque chose de plus confortable, de plus supportable, par et pour l'esprit. Mais la réalité que dépeint Snyder est tellement dépressive que sa valorisation par le refoulement psychique est un bordel. Sucker Punch, pessimiste ? Peut-être pas. Disons que le film pousse ses personnages à bout, pour ne leur donner plus qu'une alternative : se battre, et se sacrifier. La victoire n'est pas de se sauver soi-même mais de sauver l'autre.
Jérôme Vermelin écrit pour METRO que Sucker Punch ''est une comédie musicale déguisée en film d'action''. C'est qu'aux scènes de danse supposées être envoûtantes de Baby Doll se substitueront toujours les scènes de combats. L'affrontement est donc la formalisation psychique de la danse. Je sais, ça sonne compliqué et pompeux. Je m'explique : ce qui est supposé être un acte de danse à un premier niveau devient, à l'intérieur de l'esprit de Baby Doll, et au niveau de ce qui nous est montré, un combat titanesque. Il en devient donc parfaitement logique que les scènes d'action soient mises en scène comme des chorégraphies, avec une esthétique franchement clipesque, puisqu'elles interviennent au moment d'une danse du personnage, qu'elles remplacent, elles figurent la danse même. Les séquences du bordel véhiculent tout un imaginaire proche de celui de Moulin Rouge. Teen culture oblige, le film se devait d'être sexy. De toutes façons, Snyder aime les corps sculpturaux, à la belle plastique (300, Watchmen)...et nous aussi.
Le pays des merveilles engloutissant, propre à la confusion et la perdition d'Alice est devenu une perdition psychique. Baby Doll est tiraillée entre ses dénivellations de fantasmes. Comme Alice, elle passe littéralement de l'autre côté du miroir, à l'occasion de deux scènes, l'une où les filles discutent dans leur loge, et l'autre alors que Baby s'apprête à danser face à ses camarades. Ces plans sont ambigües, nous ne savons pas vraiment à quel moment nous sommes d'un côté ou de l'autre du miroir. La caméra effectue une rotation surprenante dans sa continuité qui a une valeur de franchissement, et le reflet prend le relais de la monstration, transformant ce que l'on prenait pour la donnée réelle en reflet. Il ne manque plus que le lapin emblématique du pays des merveilles. Si vous le cherchez, il est dessiné sur le mécha que contrôle Amber dans la scène de guerre.
Dans Alice au pays des merveilles, Alice s'endort alors que sa sœur lui raconte une histoire. C'est aussi sa sœur qui la réveillera pour l'extirper du cauchemar que sont devenues ses aventures à Wonderland. Dans Sucker Punch, la soeur est tuée au début du film. Mais comme dans le livre de Carroll, l'évasion imaginatoire et le retour à la réalité nécessitent le lien de sororité. D'où la fascination immédiate de Baby Doll pour ses camarades, dès son arrivée à l'hôpital, notamment par un champ/contre-champ qui a vertu de focalisation entre elle et l'une des filles de son équipe située sur la scène du ''théâtre", le lieu de l'hôpital où doivent se rejouer les drames pour être extériorisés.
Sweet Pea et Rocket sont elles-même sœurs, et un des enjeux psychologiques du film pour Baby Doll est de devenir le troisième membre de la famille. C'est à cette condition seulement qu'elle peut s'évader dans son imaginaire, et en revenir. On a rien à imaginer si l'on à personne à qui l'on tient, c'est ce que leur dit le passeur dans son conseil rituel lors de la scène de guerre : "si on combat pour rien, on se laisse aller à n'importe quoi". C'est dans le lien de sororité que se trouve la raison de se battre.
Cette figure du passeur est décidément bien étrange. La voix off de Baby nous parle au début du film d'un gardien, de quelqu'un qui veille sur nous. Mais le film véhicule l'idée qu'on est son propre gardien, et son propre démon (idée intéressante, à mettre en relation avec le slogan ''who watches the watchmen'' de Watchmen). Pourtant on découvrira que ce passeur a une existence réelle. Il n'est pas seulement un corps allégorique. Peut-être le message est-il que quelque soit la force immanente qui git en nous, elle est véhiculée par les connexions extérieures que l'on établit avec les autres êtres. Tout dépend de nous, si l'on accepte de dépendre des autres. il n'y a pas de vraie victoire individuelle. ''Tu dois vivre pour nous toutes".
Le film débute par un lever de rideau, la chambre de Baby Doll est une scène de théâtre. Cela renvoie à la mise en scène du réel effectuée par Baby. On l'a dit, le ''théâtre'' de l'hôpital est le lieu de l'extériorisation des maux. Toute la monstration du bordel est un théâtre, et les univers des scènes d'action un théâtre dans le théâtre, lieux de relâchements pulsionnels ultimes où la violence peut être enfin déferlée. Mais ce lever de rideau originel qui introduit le film me rend confus. Est-ce une remise en doute de toute la monstration du film ? Est-on déjà dans une restructuration psychique des évènements ? Peut-être que la réalité, la donnée primaire, essentielle, ne nous a jamais été montrée...
La dramaturgie, par ce genre de subtilités formelles, est donc plus vicieuse, moins simpliste que ne veulent le faire croire certains critiques pour qui les scènes de parlottes rendent le film insipide. Il est vrai que la parole tient une place ambigüe dans le film. Pratiquement évincée des scènes d'action, on lui reproche aussi d'être sans saveur, plate et convenue dans les scènes au bordel. Mais c'est que la parole s'établit dans un univers factice, bricolé psychiquement ; un monde simulacre encore accentué par l'univers de ''show-biz" du bordel/cabaret qui est un lieu de spectacle. Comment dans un tel univers la parole pourrait être autre chose qu'édulcorée et superficielle ? La diégèse elle-même se veut édulcorée et superficielle, et ce d'un pure point de vue narratif !
D'ailleurs dans cette diégèse les personnages n'ont pas de noms réels, juste des surnoms : Rocket, Blondie, Sweet Pea, Baby Doll. Leur identité, c'est leur corps, pas étonnant vus qu'elles sont les attractions d'un bordel. Snyder était un réalisateur de pubs, il a l'habitude des pures informations visuelles, des images les plus connotées et les plus éloquentes. Les filles de Sucker Punch portent plus leurs informations psychologiques dans leurs expressions faciales, leurs postures, que dans leurs mots. Toute l'introduction se passe de parole, construite habilement sur une ré-interprétation de Sweet Dreams (are made of this) (Snyder sait soigner ses débuts de films), mais la force de la mise en scène est là. Snyder est tellement fort à l'image que le dialogue peut se permettre de se faire l'écho du simulacre de la monstration.
Pour faire un rapide arrêt sur la bande-son, elle est assez jouissive, composée en majorité de titres cultes comme Search and Destroy et Sweet Dreams déjà cité, plutôt inspirés dans leur ré-interprétation (sauf pour la version pathétique de Where is my mind). Snyder aime monter ses films en rythme avec la bande sonore. Et cela fait toujours son petit effet (affronter un dragon au katana sur Search and Destroy, franchement, ça a de la gueule non ?).
Les moments d'absence de Baby, lors des scènes frénétiques d'action, semblent être influencés par les évènements qui se déroulent dans le niveau de réalité du bordel ; de la bonne marche de ces évènements dépend la réussite de la mission intériorisée. Mais un renversement épineux s'effectue lors de la séquence en cuisine, alors qu'elles doivent récupérer le couteau. Soudain le statut des niveaux de réalité devient ambigüe, et la scène intérieure de bataille semble devenir prémonitoire, voire déterminante par rapport aux évènements du bordel. Quel niveau de réalité/fantasme influe sur l'autre ? On a une sorte d'inter-contamination des strates de réalité, enchâssées dans un déterminisme postulé par la collecte des cinq items qui tracent une voie à suivre, une succession d'évènements jusqu'à la résolution finale, de l'ordre de la fatalité.
C'est qu'on est arrivé trop tard, tout s'est déjà produit. Comme chez Lynch, reconstruire le réel n'en change pas l'issue finale. L'évasion imaginatoire est déterminée par les conditions de production du réel. C'est donc une échappée illusoire, ce que Guy Astic appelle une fuite psychogénique, où comment l'évasion du réel n'en est que la reformulation psychique, mais jamais le changement. L'évasion immanente ne peut se défaire du cours extérieur des choses.
ATTENTION SPOILERS : CETTE PARTIE DE LA CRITIQUE DEVOILE LA FIN
Mais le retour au réel pour Baby Doll se traduit par l'évasion définitive et tragique : la lobotomie. Elle ne peut plus se réveiller, contrairement à Alice qui est réveillée par sa sœur. Baby a tué sa sœur, elle est condamnée au sommeil artificiel. Mais la culpabilité du meurtre originel s'estompe un peu grâce au sacrifice de Baby pour sauver sa sœur de substitution. La fin fait figure de rédemption, dans ce dernier regard qui ne nous est pas montré, mais qui perturbe tellement le médecin qui s'occupe de la lobotomie : ''c'est comme si elle le désirait''. Là, les mots prennent un poids plus considérable que celui des images. Baby est déconnectée du réel, pour toujours. Ses sœurs sont décédées ou se sont enfuies, personne n'est là pour la réveiller. Elle est laissée à l'abandon dans une terminale et déchirante évasion psychique.
Peut-être pouvons nous alors rebondir sur la figure du passeur. On assiste à la fuite de Sweet Pea, lorsqu'elle monte dans le bus. Mais Sweet Pea est trop bien habillée, trop bien coiffée (elle vient de s'enfuir d'un hôpital psychiatrique), et le gardien/passeur est là, conducteur du bus. C'est que toute cette scène finale est le dernier fantasme éternel de Baby Doll déconnectée à jamais de la réalité. Elle voit, dans ses rêves lobotomisés, sa sœur s'en sortir, s'évader physiquement quand Baby est condamnée à l'évasion psychique. C'est certainement pour cela que le passeur est présent : on est encore dans un fantasme. Et la présence d'un gamin qui tourne la tête vers Sweet Pea en montant les marches du bus appuie cette idée : regardez bien, c'est le même gamin qui est présent dans les tranchées du monde de la première guerre mondiale. On a également le même mouvement rotatif de la caméra qui tourne autour de Sweet Pea que lors des rotations autour de Baby juste avant l'évasion psychique. Comme dans le monde d'Alice, on a une perte des repères. Sucker Punch vagabonde entre les réalités, narrativement et formellement.
FIN DES SPOILERS
Sucker Punch déchire nos rétines et nos cœurs. Explosion formelle influencée par la teen culture vidéoludique, ambiguïté des niveaux de réalité, rage, désespoir, cruels ennemis...et au milieu de tout ça, cette question en suspend que se posait déjà Edward Norton à la fin de Fight Club, cette rengaine mélancolique à la fois universelle et tellement individuelle : Where is my mind ?
Way out in the water, see it swimming...si on en croit Black Francis.
Cette critique fut difficile à écrire, merci à ceux qui ont eu le courage de la parcourir de bout en bout.
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Thomas K.
Critique difficile à écrire, et à lire aussi ; mais c'est parce qu'elle est incroyablement poussée et détaillée, et s'il faut s'accrocher comme devant le film, c'est avec plaisir et excitation.
RépondreSupprimerMerci pour cette superbe analyse, qui apporte de nombreux éclaircissements sans pour autant brider notre propre interprétation.