lundi 28 mars 2011

Winter's bone : Aléas de la stagnation

''Voici venu l'hiver de notre déplaisir''
Richard II, Shakespeare

Publié par Thomas K.

Ree a 17 ans, elle vit dans les forêts perdues du Missouri, sa mère est une sorte de légume, elle a deux jeunes frères et sœurs dont elle doit s'occuper, son père a disparu depuis qu'il est sorti de prison, sa maison va lui être prise si elle ne le retrouve pas. Vous voyez le tableau. Certains penseront sûrement au récent True Grit où une gamine revancharde partait à la recherche de l'assassin de son père. La confrontation au monde adulte, la jeunesses bafouée, volée, partie en fumée, on retrouve tout ça dans Winter's Bone. La petite Mattie Ross devait affronter l'univers hostile du Western. Pour Ree, c'est bienvenu chez les Rednecks.

On pense évidemment à Délivrance, de John Boorman, pour la représentation d'une Amérique marginale et dégénérée (les personnages sont consanguins). Le monde de Ree est peuplé de tronches, de drogue, de baraques insalubres posées pêle-mêle dans un décors de bois mort et de rivières boueuses. Ne cherchez pas la beauté dans Winter's Bone, elle est complètement absente. Pas d'image d'épinal d'une nature luxuriante, pas de jolies corps aux formes avantageuses, pas d'idéal bigger than life. Et pourtant le film n'est pas désespérant. Une sorte de platitude diffuse le parcours de tout son long, un prosaïsme de l'ordre de la fatalité acceptable, comme si l'on suivait simplement le cours des choses. Cette étrange neutralité, que l'on retrouve dans la facture classique mais consciente et efficace de la réalisation et du montage, fait que l'on accompagne Ree dans sa recherche du père sans véritable empathie, sans abandon sentimental à la dramaturgie. On est une sorte de contemplateur immobile, plutôt qu'un spectateur immergé dans l'action.

Et cette impossibilité de dépassement de la platitude de la fiction renvoie à la condition même du personnage : Ree se contente de subir les aléas de la stagnation, tournant en rond, revenant toujours au même point de départ, la si précieuse maison, croisant les mêmes têtes, et toujours avec cette même idée simple : retrouver le père pour garder la maison. Rien d'autre ne compte.

Nous sentons alors que le point de vue dans le film est celui étriqué, tronqué, de Ree : les histoires de trafic de drogue, de rivalité entre les habitants de ce petit monde-poubelle, de qui a trahi qui et pourquoi, tout cela reste flou, abordé sans être vraiment expliqué, cela reste confus, et honnêtement, tout comme Ree, nous n'en avons rien à faire. C'est ce que la jeune fille dit au policier quand il lui défend de raconter qu'il s'est dégonflé face à son oncle : ''je ne parle jamais de vous". Ree s'en fiche éperdument de toutes ces histoires. Ce qui compte, c'est sa maison, son point d'ancrage qui lui permet de rester immobile. Le film est à l'image de la petite sœur qui rebondit sur le trampoline dans la cour : une prise de hauteur illusoire, une évasion impossible, et non désirée, ce qui compte c'est qu'on est condamné à atterrir, quelque soit la hauteur du saut. La plus grande épreuve de Ree n'est pas celle où elle se fait tabasser pour avoir posé trop de questions, mais le mouvement même qui l'oblige à aller de personnage en personnage.


Revenons un instant sur ces personnages. Le film peut se vanter de traiter d'un milieux un peu laissé pour compte au cinéma, sur des laissés pour compte. Une sorte d'horreur disparate règne sur le film. On a la sensation que tous les personnages qui peuplent les alentours de la maison de Ree peuvent à tout moment exploser, avoir une montée de violence. C'est la scène où l'oncle la plaque soudainement contre la table pour la dissuader dans ses recherches. Ce qui est intéressant, c'est l'ambiguïté des valeurs des personnages. Lorsque Ree est battue, la porte de la grange se ferme sur elle, nous ne la verrons pas se faire frapper, nous viendrons après-coup. La scène est presque moins violente dans sa monstration pure que celle chez son oncle. Et pourtant c'est l'oncle qui viendra la chercher ; pour le principe, ou pour une véritable affection, cela est dur à déterminer. Quelques valeurs subsistent dans ce monde sauvage et brutal : les hommes ne frappent pas les femmes, on a pas d'ennuis si on ne pose pas de questions, et on est averti avant d'être tabassé. De plus, les personnages ont tous un comportement dualiste face à Ree, tantôt ils l'aident (la voisine lui donne de la viande, une femme finira par lui montrer où est son père), tantôt ils se posent en obsctacles (le voisin lui fait croire que son père est mort dans un incendie, la femme commandite le passage à tabac...).

Le monde est brutal, rude, codé, et la tourmente d'une jeune fille de 17 ans prise dans son tourbillon inextricable aurait de quoi tirer les larmes, une histoire digne de celle de la petite fille aux allumettes. Mais Winter's Bone n'est pas pathétique. Pour rebondir sur cette indicible platitude qui nourrit le film, il ne contient pas d'envolée lyrique, de moment d'extase, d'accélération inattendue. Ree elle-même ne peste pas contre son sort, contre son monde ; justement, son unique souci est qu'on veut la forcer à le quitter. Comme Pierre Andrieux me l'a fait remarquer, le film insiste beaucoup sur des plans de fenêtre, qui mettent à distance l'ailleurs, le lointain, et qui renvoient à cette scène où Ree évolue dans le bâtiment où s'entraînent les apprentis militaires, ceux qui vont voyager, bouger, et qui sont mis à distance de Ree, séparée d'eux par les murs, le couloir, le cadre de porte. Lorsqu'elle va s'engager pour l'argent, Ree ne prend pas la peine de mentir, elle dit bien au militaire qu'elle le fait simplement pour la prime d'inscription, jusqu'à ce qu'il lui dise ce qu'elle a en fait envie d'entendre, qu'elle devrait rester. Il lui dit même que cela serait plus courageux de rester. Sur ce point, on veut bien le croire.

Ree est donc filmée sans jugement, sans pathos, sans résignation, mais avec une certaine dignité et une normalisation de ce qui nous paraît anormal et injuste. Il faut dire que la jeune actrice Jennifer Lawrence est impressionnante. Les personnages de gamines en perdition nous révèlent décidément des perles très prometteuses.
Ree évolue dans un univers du non-évènement, où rien ne prend de réelle importance, où les rencontres et les liens qui tissent le récit semblent arriver de manière contingente, aléatoire, comme toutes ces baraques posées n'importe comment qui viennent déchirer le paysage de la nature.

Nature qui est prégnante dans le film, à travers notamment l'animalité dont il est parcouru : écureuils, vaches, chiens, viande morte, qui renvoient à l'animalité des personnage. Dans Winter's Bone, on se nourrit de ce que l'on chasse. Mais contre un retour, une communion idyllique avec la nature, on a des écureuils shootés au sniper. Des plans en noir et blanc, dans une esthétique d'images d'archives, surgissent au milieu du film pour nous faire voir ces mignonnes petites créatures aller d'arbre en arbre, vivre. Viendra se superposer à ces images la scène où l'écureuil est dépossédé de sa peau et vidé, pour être mangé. Ce ne sont pas des lapins, des cerfs que l'on chasse, mais des écureuils, ces petits animaux qui plaisent à tout le monde et qui vivent dans les arbres. C'est un retour à la nature démythifié, prosaïque, qui laisse un arrière-goût de dégoût. L'accumulation des carcasses mortes sont prémonitoires de la découverte finale. Les corps animaux et humains n'ont plus d'importance. Ils ont une utilité pratique (voir la scène de fin dans la barque sur la rivière) mais la vie qu'ils contiennent est secondaire.

Le film se termine sur l'aveu que rien n'a compté sauf le désir de ne pas changer les choses. La confession de l'oncle, figure bâclée, pas finie, intermittente du père de substitution, sera sans suite, et laissera les révélations en suspend. C'est bien que cela ne comptait guère. L'aveu final de Ree, lorsque son frère lui demande si elle va les abandonner, va dans ce sens. Finalement il ne reste plus que cette maison défendue corps et âmes, et l'impression d'immuabilité qui l'entoure, avec ces arbres, constamment présents dans le film, ces arbres acérés, comme l'exhibition des cicatrices d'un monde du ça et là, de l'au hasard, comme une gigantesque colonne vertébrale dégénérescente, ces arbres qui constituent par là-même l'ossature de l'Hiver.

Lorsqu'on me demande si j'ai aimé Winter's Bone, je réponds : ''je pense que j'ai aimé". On sort du film un peu perdu, confus, sans vraiment savoir ce que l'on vient de voir, ce qu'on ressent, le message qu'on nous a transmis. C'est un film à part, en marge des normes de la production américaine, dont l'étrangeté tient moins de l'univers dramaturgique que du choix de faire de cet univers un non-vecteur de sensations. Le film procure un chagrin intellectualisé mais impossible à ressentir. La chose la plus triste, la pus insupportable, la plus déprimante, c'est qu'il ne nous rend même pas triste.

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Publié par Thomas K.

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