«
La vie est une fable, racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien.»
Shakespeare, MacBeth acte 5, scène 5.
Dimanche dernier (soit le 14 novembre) il y'avait salle comble au Grand Action. C'est qu'on y diffusait un film dont la réputation n'est plus à faire pour les amoureux du cinéma: on y diffusait La Porte du Paradis (Heaven's Gate) 1980 de Michael Cimino dans sa version « longue » de 3h39 sans doute assez peu connu en France puisqu'est uniquement disponible en DVD la version «courte» de 2h 23 (qu'on ne me demande pas pourquoi).
Evènement donc! On peut parier que peu de spectateurs présent étaient familier de cette version du film -comme ce fut mon cas- et l'occasion m'a semblée belle d'écrire un peu sur l'oeuvre, sur Michael Cimino et sur le cinéma américain.
Avant tout il y'a une question (qui serait appliquable à d'autres cinéastes): Pourrons nous un jour voir un nouveau film de Michael Cimino? La réponse semble tendre cruellement vers le non. C'est la dure loi de cette planète Hollywood que nous aimons tant. Cimino n'est pas «bankable». Son immense talent ne lui est hélas d'aucun secours. En 20 ans (1980-2010) le cinéaste n'a réalisé que cinq films. (Par comparaison -simpliste mais éclairante-, Scorsese en a réalisé dix sept)
A le lire un peu partout on s'en laisserait presque convaincre: Cimino est un cinéaste maudit. Et avec lui Heaven's Gate. Tout le monde connait l'histoire: le film couta un peu plus de 40 millions de dollars (énorme à l'époque, par comparaison Le Parrain 2 couta 15 millions et Raging Bull sortit la même année 18 millions) et en remporta un tout petit peu plus de 3 millions. United Artists la société productrice du film fit faillite et fut rachetée en 1981. Le film fut un des plus gros échecs du box office américain et sera admis dans toute les histoires du cinéma comme étant le chant du cygne de cette période dorée(1967-1980) nommée « Le Nouvel Hollywood ».
Heaven's Gate c'est aussi le rejeton damné du film précédent de Cimino Voyage Au Bout de l'Enfer (The Deer Hunter) 1978. Si Heaven's Gate fut le chant du cygne pour la majorité, The Deer Hunter fut aussi pour beaucoup l'apothéose. Jean Baptiste Thoret écrit dans Le Cinéma Américain des Années 70: « Voyage au bout de l'enfer est un film hors du commun, en état de grâce constant, et pour nous, le plus beau film du cinéma américain des années 70... ». Ca a le mérite d'être clair.
Mais Heaven's Gate n'est pas un échec, il est la sublimation de l'échec jusque dans sa forme, et comble de l'ironie, jusque dans son exploitation. Film maudit, monté, remonté, Heaven's Gate a la saveur de l'inachevé, du manque. Cela n'enlève en rien à la beauté du film, mais la renforce.
Cimino: Pessimisme et mélancolie grandiose
Le grand thème de Cimino a toujours été l'Amérique ou plutôt faut il nuancer: Marc Chevrie l'écrit très justement dans les Cahiers du Cinéma en 1985: « L'originalité de Cimino n'est pas que l'Amérique soit son sujet mais qu'il s'identifie à elle: qu'elle soit sujet d'une identification: une image. Mais une image à laquelle il croit sans plus pouvoir y croire. » C'est qu'effectivement le spectre des décennies 60 et 70 (Viet Nam, assassinat des Kennedy, présidence Nixon etc) est passé par là. Le rêve américain a volé en éclat, implosé.
Avec Heaven's Gate Cimino embrasse se problème de la croyance et du rêve américain à bras le corps. C'est sur le terrain même du genre le plus emblématique du classicisme hollywoodien qu'il transportera sa caméra amère et désillusionnée: le Western.
Heaven's Gate sera un contre mythe total. Contre mythe pourquoi? Car Cimino n'est pas dans la fracture, il ne s'agit pas de marquer son désaccord avec le classicisme hollywoodien en utilisant des moyens d'expression opposés à lui mais bien d'être dans sa continuité, de réemployer, et de détourner la syntaxe mythique et grandiose dans le but à la fois d'une dénonciation, et d'un éloge de l'échec. Recréer de nouveaux mythes.
Le Western restera comme étant le genre le plus apte à rendre visible et à sublimer l'essence et la construction de la nation américaine. Pour cela il y'a un réalisateur essentiel si l'on veut envisager de comprendre le genre et le cinéma de Cimino c'est John Ford. Chevrie écrit (toujours dans le même article) que si Cimino « est le meilleur cinéaste et le plus grand filmeur américain c'est qu'il poursuit une tradition au lieu de répeter ou de faire revenir le passé», nous y reviendrons. Cimino est dans la veine de John Ford sauf que, contrairement à lui il a cessé de croire à l'illusion d'une possible communauté réunie sous la même bannière: soit le drapeau étoilé (voir la fin de Sur la piste des Mohawks 1939 de Ford).
Dans Heaven's Gate le cinéaste insiste sur l'aspect éclaté de la population américaine: on y parle anglais français, allemand, russe. La fusion ne s'opèrera jamais véritablement, même au sein des immigrants règnent les dissensions. Seul le sursaut guerrier de fin du film créera une union mais elle aura la saveur anarchique et bordélique de la tentative perdu d'avançe, du dernier soubresaut.
En effet l'opposition est encore plus prononcé dans le sujet même du film: soit le massacre d'immigrants dans le Comté de Johnson par les riches propriétaires terriens en 1890 avec le soutien du gouvernement américain. On a d'ailleurs qualifié le film de western marxiste. Effectivement c'est en plein dans le domaine de la lutte des classes que l'on peut facilement rapprocher le film. Mais c'est un raccourci facile. Car si c'est bien de lutte des classes dont il est question à un premier niveau, le vrai sujet du film c'est son héros: Jim Averill (Kris Kristofferson), figure de leader désabusée purement héritée du cinéma classique qui interesse beaucoup plus Cimino.
Le film n'est pas un western comme les autres; on pourrait d'une certaine manière parler d'un western de chambre (et pour le coup ce serait très Hawksien). L'attention portée à l'éclairage est phénoménale. L'air semble pesant, lourd, chargé de particules matérialisées. L'image se teinte d'un sfumato magnifique. Comme si on nous replongeait dans un passé poussiéreux n'ayant pas bouger en deux siècles. Une sorte de Pompei cinématographique où la caméra retournerait saisir les corps, les visages et les lieux dans leur beauté et leur âpreté originelle.
Ford Forever : entre héritage et détournement des thèmes et motifs fordien:
Cimino ne s'est jamais caché de l'influence énorme de Ford sur son oeuvre. Bien au contraire, il la revendique, se la réapproprie et rend hommage à celui qui l'a tant marqué et dont il parle de manière très belle en ces termes (tiré de John Ford d'Eric Leguèbe): "John Ford a déposé une ombre aussi longue sur nos rêves américains que celle de Mozart sur la musique classique. Jamais je ne me lasserai de revoir les films de Ford avec Wayne. Quand la nuit je me sens fatigué, triste, me repasser leur film me redonne force et espèrance."
Plusieurs images viennent en tête quand on pense à John Ford, cinéaste si visuel: l'une des plus récurrentes serait sans doute le goût du vieux maître pour les scènes de fêtes et de bals populaires: dans la représentation de la fête et la danse c'est le démocratisme absolu qui s'impose. Comme l'écrit Thoret: « La danse célèbre un collectif auquel chacun doit se plier et la communauté met ses tensions de coté. ». Il y'a l'idée très rousseauiste du refus de la distinction entre être et paraître: tout le monde se livre et se donne en spectacle. Pas de différenciations. Pas de jugements.
Cimino se réapproprie totalement cette idée dans Heaven's Gate (comme dans ses autres films dailleurs) dans par exemple la séquence de la danse en patin. Mais il y rajoute un certain goût du désordre, une possibilité de glissade vers le chaos d'un moment à l'autre, absents de chez Ford. C'e sont syboliquementt les patins à roulette: le risque de s'effondrer. Tout est une notion d'équilibre dans le film de Cimino, il faut lutter pour son équilibre, le risque de chute et du glissement vers le chaos menace.
Je pense à un autre plan: celui d'une des confrontations (absente de la version DVD) entre Jim et son double Nate (magnifique Christopher Walken) qui se retrouve dans un saloon pour discuter. C'est une scène d'une grande tension entre deux personnages que tout tend à rapprocher (chapeaux, vêtements, l'amour pour la même femme..) sauf que les deux sont dans des trajectoires opposées: l'un -Jim- est du coté des immigrants alors qu'il est issu de la classe bourgeoise l'autre -Nate- se met au service de la classe bourgeoise alors qu'il est immigrant. Fatalement ils sont appelés à se croiser, l'un venant occuper la place laissée vacante par l'autre. Et dans la profondeur de champs à travers une fenêtre, au fin fond du plan on apercoit un jongleur. Magnifique détail montrant qu'à la moindre rupture de l'équilibre tout peut finir dans le bain de sang.
Le chaos menace donc toujours de faire irruption, de briser la communauté et ses liens si fragile. Ce lien de la communauté chez Ford il s'incarne dans un motif visuel récurrent: le cercle (voir entre autre Qu'elle était verte ma Vallée.) Le cercle forme un tout. Il symbolise la communauté et sa volonté unificatrice. Il est expansif et tend à englober, à canaliser les énergies au sein du groupe. Cimino travail la mise en tension du motif qu'il reprends une fois de plus.
Par exemple au tout début du film (voir photogramme ci-contre): cette fois
il n'y a plus un cercle mais plusieurs. Chez Cimino la société n'est pas désignée sous le motif du cercle englobant mais de la multitude de cercle imbriquée les uns dans les autres, signalant autant de fracture et de groupes imperméables les uns par rapport aux autres. En plus ces cercles sont symboliquement fait pour être rompu. La séquence se termine dans un chaos généralisé incompréhensible où tout le monde se tape dessus. On retrouve cette notion de l'éclatement, et du chaos.
Le cercle enfin comme motif à travers lequel on filme la violence et la mort: je veux désigner la séquence du meurtre d'un immigrant ayant volé un boeuf et le dépouillant, caché derrière des draps blancs.
Si les draps blancs le dissimulent aux yeux du monde, le monde nous est aussi dissimulé puisque Cimino nous place à l'interieur de cet espace semi-clos. Une tentative de brider l'espace si important dans le western, de nous le cacher, pour mieux nous le faire apparaître tel que Cimino le souhaite. Ces draps blancs se sont les oeillères de l'Amérique refusant d'accepter la vérité de ses origines: violence, mort et chaos.
En effet, une ombre surgit derrière les draps lève lentement un fusil et abat froidement l'immigrant.Mise à part l'association évidente de l'immigrant à la carcasse sanguinolente du boeuf lourde de symbolique, ce moment nous montre l'ambition et la tentation anarchique de Cimino de faire voler en éclat les pages trop blanche de l'histoire américaine. De nous donner à voir l'ombre, ce qui est caché, dissimulé et qu'il faut faire apparaître avec violence.
Dernier exemple, le plus touchant à mes yeux de la réappropriation des motifs visuels fordien. On se situe après la séquence des patins. Seuls restent dans le « heaven's gate » -c'est le nom de cette sorte de salle des fêtes- Jim, Ella et les musiciens. Le violoniste entame une mélodie, on coupe et on a ce plan de Ella (Isabelle Huppert), la femme aimée, dans l'encadrement de la porte ouverte donnant sur le monde exterieur. L'image est belle et forte. Elle Rappelle l'ouverture de The Searchers ou encore la Chevauchée Fantastique (et j'en laisse de coté bien d'autres, la liste serait trop longue).
Jim rejoint Ella et ils se mettent à danser. Seul pour un court moment de bonheur (ils sont très rares dans le film). Loin des troubles et de l'agitation du monde. Moment de grâce, pure contemplation, pûre relachement. Ella et Jim sont au paradis pour quelques instants, mythifiés par le recours au plan large et à un éclairage somptueux (la photographie du film est du grand Vilmos Zsigmond: The Deer Hunter, Delivrance, Le Dahlia Noir...).
Je ne peux m'empêcher de relier cela à une phrase de Jean Baptiste Thoret (dont je souligne -ce que j'aurai du faire plus tôt- qu'il est un spécialiste du cinéma hollywoodien des 70s et du cinéma de genre) écrivant à propos de Cimino: « Michael Cimino n'est pas un cinéaste nostalgique qui réactiverait les formes anciennes dans l'espoir de les voir revivre au présent comme si rien ne s'était passé, mais un idéaliste radical et mélancolique qui, depuis trente ans recherche ce bout d'Amerique originel qui quelque part aurait survécu. » Peut être le trouve t'il dans cette séquence et dans celle du pique nique près du fleuve.
Prologue et Epilogue de Heaven's Gate: Les Adieux au monde de Jim Averill:
le film est encadré par deux moments sublimes de cinéma d'une beauté et d'une construction ahurissante et qui contiennent à eux seuls les trois heures de bruits et de fureurs que nous avons vu. Pourquoi présenter et conclure son western par un prologue et un épilogue à New York, dans l'est américain, cet espace normalement banni du western?
C'est que en plus d'introduire notre héros Jim, recevant son diplôme de Harvard et faisant la fête, Cimino semble t'il, cerne le vrai fond du problème qui, s'il se poursuivra à l'ouest commence irrémédiablement à l'est. A savoir la dégenerescence des élites du pays. Ceux sur qui l'Amérique devrait compter, qui devrait être ses guides et ses meneurs pour les décennies à venir ne sont qu'une bande de soiffards bagarreurs, cyniques, égoistes ou faibles (voir le personnage tragi-comique joué par John Hurt un petit condensé vivant de toutes ces brillantes qualités et élu dans le prologue porte parole de la promotion.) qui se dissimuleront derrière la loi et les institutions pour agir comme des assassins sans scrupule.
Symboliquement, le discours galvanisant et emprunt de la trace du classicisme du réverend docteur: « Mes amis si ce n'est pas une vulgaire farce que vous jouez en accomplissant ces rites d'adieu sacrés(...) il nous incombe d'autant plus de veiller à l'influence que nous pourrons exercer. Un grand idéal: l'instruction d'un peuple. » est immédiatement remplacé par celui grossier et comique de Will Irvine (John Hurt).
L'homme de l'est dans le western-quand il n'est pas assoiffé de pouvoir- représente la civilisation, l'éducation, le raffinement d'où son opposition et son inadéquation essentielle au monde brutal et sans loi de l'ouest (Voir James Stewart dans L'homme qui tua Liberty Valance).
Ici on a un glissement de toutes ces qualités quasi sacrées vers du profane primaire (le premier plan du film est un travelling allant d'une église prise en contre plongée aux affiches annoncant la remise des diplomes à Harvard: Cimino unit en un mouvement l'université à une fonction divine)
Le cinaste alterne donc entre moments de grâce de cette société: la danse sur « Le Beau Danube Bleu » -morceau qui réapparaitra tout le long du film mais dans une variante considérablement ralenti et épurée pour marquer l'épuisement de Jim-, le « Glory Glory Hallelujah » joué par la fanfare, le discours du révérend -interprété par Joseph Cotten grand acteur du cinéma classique (et ce n'est pas innocent)- d'un coté et le surgissement du désordre de l'autre; la véritable désacralisation de l'instant à travers le personnage de Will Irvine, les rires, les blagues, les bousculades désordonnées et autres bagarres et finalement la beuverie.
A la fin du film après une ellipse de treize ans nous retrouvons Jim vieilli, tout ses espoirs perdus. Sur son bateau au large de Rhode Island il s'est définitivement coupé du monde et se laisse flotter. Sa tentative de participer à l'Histoire à échouée alors il s'est retiré. Le temps semble s'être arrêté. Cette vie, cette classe bourgeoise que Jim aura renié et cherché à fuir toute sa vie il n'a pas pu y échapper. Tout ce qui s'est passé entre ces deux moments n'étaient qu'une digression à l'ordre des choses. Bruit et fureur...
Pierre Andrieux