mercredi 17 août 2011

La Piel que Habito: Vicente, Vera, Venus et les autres. Sur la beauté trash du cinéma d'Almodovar


C'est un Almodovar qui nous revient particulièrement inspiré deux ans après son dernier film en date, Etreintes Brisées, en décidant cette fois de s'inspirer du roman noir de Thierry Jonquet Mygale. Tout d'abord il y'a ce titre: La Piel que Habito (la peau que j'habite en espagnol) particulièrement évocateur quand à la thématique du film. En effet, c'est bien de peau dont il est question au départ puisque Robert Ledgard (Antonio Banderas) chirurgien de métier travaille à la création d'une peau révolutionnaire pouvant ainsi permettre, entre autre, le sauvetage des grands brulés.

Mais derrière ces apparences de sauveur universel se cache surtout pour Robert un profond traumatisme intime puisque celui-ci ne s'est jamais remis de la mort de sa femme, victime d'un accident de la route et brûlé sur la totalité du corps, plusieurs années plus tôt. Celle-ci n'ayant survécut que pour mieux se jeter par la fenêtre quelques mois plus tard en découvrant son atroce reflet. Robert quand à lui a finit par accomplir, plusieurs années après-en se servant d'un mystérieux cobaye enfermé chez lui- son rêve puisqu'il a entièrement greffé son invention à celui-ci et ce jusqu'au visage qui n'est autre -cela coule de source- que celui de sa chère et tendre disparue.

Ces quelques lignes évoqueront déjà à certain un certain nombre de références que le film d'Almodovar brasse à la pelle: du mythe de Pygmalion, au grandiose The Fountain d'Aronofsky, pour le mari éploré, en passant, bien sur, par Les Yeux sans visage de Franju et Frankenstein de Shelley. Quand au thème du changement de visage il est un habitué des salles obscurs -qu'on se remémore le superbe L'opération Diabolique (Seconds) de Frankenheimer ou encore Volte/Face (Face off) de John Woo. Enfin le coté façonnage démiurgique évoque bien sur sans détour Vertigo d'Hitchcock qu'Almodovar semble citer presque directement au détour d'un plan montrant Robert s'assoir sur un banc et contempler Vera.

« Je est un autre » écrivit Rimbaud dans un de ses éclairs de génie, la citation permet d'introduire la problématique du film et pourrait aussi très bien s'appliquer à l'oeuvre du cinéaste espagnol dans son ensemble. Surtout connu pour être un des réalisateurs chez qui la femme occupe la place centrale de ses films il faudrait nuancer la remarque en la déplaçant légèrement. La femme certes mais la femme toujours prise comme pure fantasme, comme objet total du désir de la part de l'homme bien sur. Si la femme est centrale c'est toujours bien dans cette perspective d'objet magnifique et fascinant mais, processus "d'objetisation" oblige, à la limite de l'inertie ou de la simple fonctionnalité creuse -cela est par exemple criant dans Attache Moi où Victoria Abril est actrice (donc manipulable tel un pantin par le cinéaste) et passera une grande partie du film incapable de bouger puisqu'attachée sans parler de Parle avec Elle (jeu de mot involontaire) où l'un des personnages féminins centraux est précisément dans le coma et est le sujet de l'amour passionnel de son infirmier ou encore dans Etreintes Brisés où le personnage central est masculin et où la femme (Penelope Cruz) n'est matérialisé qu'à travers le souvenir du héros. La distinction était importante et il fallait la faire, Almodovar n'est pas Tarantino (Jackie Brown, Kill Bill...) où Von Trier (Melancholia, Dogville, Manderlay...), deux cinéastes à femmes mais où celle-ci sont les pures piliers centraux de la création filmique et de la narration.

Alors deux choses, non disons plutôt trois, découlent de ce constat. Qui dit fantasme et désir dit par ailleurs pulsion, la femme pour l'homo-Almodovar est cet objet qui appelle la tentation de la chaire, la pulsion sexuelle primaire comme concrétisation d'un désir qui, parce qu'il est, comme tout désir, mimétique chez le cinéaste (nous y reviendrons dans un instant), introduit aussi la notion de rivalité, de confrontation. Deux conséquences thématiques en découlent qui inondent les oeuvres du cinéaste: le viol (ou union forcée à l'objet désiré) et le transsexualisme.

Le viol est un thème central de son dernier film (on assiste à un viol concret et à un autre échouant rappelant la tentative pitoyable d'Antonio Banderas dans Matador). Visant à s'approprier pleinement le corps de l'autre le viol est bien la tentative bestiale et violente d'accomplir le fantasme. On est jamais loin de la bête dans le comportement sexuel chez Almodovar. Ce comportement répond bien souvent à un pure instinct primaire: voir Matador et son célèbre montage alterné entre tauromachie et acte sexuel mais aussi La Piel où le violeur, qui n'est autre que le frère de Robert apparaît dans le film déguisé en léopard, portant littéralement sur lui -comme une seconde peau évidemment- son statut d'animal dangereux et se faisant appeler « le tigre », plus tard ce sera Vera, le cobaye de Robert, qui regardera un reportage animalier mettant en scène un léopard.

Mais ce qui fait qu'Almodovar se garde bien de franchir la ligne pouvant le faire tomber dans le trash et la pure horreur pour toujours flirter intelligemment avec celle-ci c'est l'ajout comme contre point esthétique et formel d'un goût prononcé pour l'érotisme délicat et la sacralisation de la femme. La femme incarne le divin et son corps sublimé devient l'incarnation physique de la beauté spirituelle. Ainsi dans Attache moi Antonio Banderas retient captive Victoria Abril mais ne fait aucune tentative de viol, l'objet de son désir lui est trop pure pour cela. Par sa vénération sans compromis Abril, qui n'est qu'une vulgaire et profane actrice de porno, va se transcender et apparaître comme manifestation concrète, profondément sacré, d'un paradis virginal à conquérir.

Preuve en image aussi avec La Piel que Habito où Almodovar choisit de placer au sein de la maison de Robert, sur le palier menant à la chambre de Vera, une copie de La Venus d'Urbin du Titien venant hanter de son aura sublime en motif de fond plusieurs plans du film et contenant toute la dialectique Almodovarienne. La Venus d'Urbin fut en effet longtemps considéré comme tableau profondément obscène. Cette Venus qui nous regarde de front dans sa nudité dévoilée nous met en position de voyeur légèrement mal à l'aise, particulièrement quand on voit que son bras gauche mime clairement l'acte de la masturbation.

Une beauté trash pour l'époque en somme (voir l'analyse brillante du tableau effectuée par Daniel Arasse dans « On n'y voit rien » pour s'en convaincre), à l'image du film du cinéaste espagnol. Film dans lequel Almodovar s'amuse à remettre en scène le tableau dans des variations nombreuses et voyeuristes à travers Vera allongée de face ou de dos, face à un Antonio Banderas la contemplant dans toute sa beauté. Cela à travers un écran de télévision, ayant remplacé le cadre du tableau.

On retrouve aussi à travers l'exemple de Attache Moi ci-dessus, et le lecteur l'aura noter, cette dialectique fertile entre le profane, le trash, la vulgarité (Abril comme actrice porno) inhérente aux oeuvres et la beauté, l'érotisme, le sacré (Abril comme objet du désir). Dans La Piel cette dialectique est particulièrement mise en avant et traverse tout le film. Le corps de Vera est sublime, sa peau d'une blancheur irréelle, pas un trait, pas une ride. Vera est la femme Almodovarienne rêvée, le pure fantasme incarné concrètement et créé de toute pièce par le héros lui même qui devient, par le biais de la science, créateur, Dieu en vérité, et artiste génial comblant ainsi sa pulsion et soignant son trauma initial dans une relecture inversé de Frankenstein (la créature est dans le roman laide, couturé, mal fini alors qu'ici elle touche à la perfection).

Robert s'il est un scientifique incarne alors aussi la figure de l'artiste. Soit Almodovar lui même, cinéaste profondément hybride aimant à mélanger constemment les genres et les codes (Femmes au bord de la crise de Nerf en est un bel exemple). La Piel n'y échappe pas, entre comédie, thriller ou film de vengeance évoquant même le temps d'une séquence (les plans sur les haches, les marteaux, outils possibles de tortures) le cinéma coréen d'un Park Chan Wook ou d'un Kim Jee Moon et son récent et troublant I Saw The Devil.

Pour revenir à l'hybridité nous voyons en effet à plusieurs reprises Robert mélanger du sang à d'autres composantes, tester des hybridations possible, dans le but de créer sa peau révolutionnaire. Belle métaphore d'un cinéma (celui du cinéaste) basé justement sur le mélange. Cette idée s'incarnant parfaitement dans le motif sans doute le plus récurent des oeuvres de l'espagnol: le transsexualisme.

La liste serait trop longue mais disons seulement qu'à travers le transsexualisme, qui imbibe en profondeur des oeuvres comme La Mauvaise Education ou Talon Aiguille, s'incarne l'autre moyen (après le viol) d'assouvir la pulsion de l'Homo-Almodovar, son désir de l'objet sacré-femme. En effet, comment se libérer de son désir sinon en faisant de son propre corps la marque de la possession enfin acquise de l'objet désiré -et cela même inconsciemment comme c'est le cas (Attention spoiler) pour Vicente, dans la Piel, qui travaille dans une boutique de vêtements pour femmes.

Mais le transsexuel incarne encore une figure monstrueuse, tentative à demi-réussi d'éteindre sa pulsion érotique en faisant de son propre corps le sujet du désir. L'homme reste présent non seulement derrière mais surtout dans les traits du corps et la femme ne passe pas complètement d'objet désiré à objet désirant. Sauf! Dans La Piel que Habito qui, sur ce point apporte enfin la solution, à travers le génie de Robert, à ce léger problème. (Attention Spoiler) Vera/Vicente est totalement femme mais dans le plan final c'est bien son nom d'origine, masculin que l'on prononce et qui clôture l'oeuvre. La forme vide, sacré et mythique qu'est la femme (et tout mythe est forme vide comme dirait Barthes) se trouve remplie et la fusion est alors parfaitement accomplie. (Fin du spoiler).

Décidément le cinéma espagnol se porte plutôt bien! A quelques mois d'intervalles sortait le dernier film, Balada Triste, de l'autre grand cinéaste espagnol Alex de la Iglesia. Deux films superbes, sans compromis et aux parallèles frappants. Balade Triste étant en effet aussi un film travaillant sur l'hybridation des genres, la métamorphose et la mutation des corps cette fois vers le monstrueux et le grotesque, contrebalancé, là aussi, par un souci esthétique remarquable et transcendant. Deux films à voir absolument.


Pierre Andrieux