jeudi 28 avril 2011

Thor

"Thor: Your ancestors called it magic ...but you call it science. I come from a land where they are one and the same. "

A dire vrai, et aussi surprenant que cela puisse paraître, personne ne semblait attendre Thor avec enthousiasme. Fait assez paradoxal pour deux raisons : D'abord parce que c'est un film de super-héros Marvel donc un blockbuster de grand spectacle, ensuite parce qu'il est réalisé par Kenneth Branagh, cinéaste et acteur britannique de renom, connu et reconnu pour son amour de la forme Shakespearienne dont il est l'un des derniers représentants affirmé.

Or, comme je l'ai dit, l'heure était plutôt à l'inquiétude. Peut être parce pour une fois, la bande annonce se faisait plutôt discrète et se gardait bien de dévoiler les meilleurs séquences du film dans un déluge d'images, peut être aussi que l'on doutait des capacités du cinéaste à tenir le cahier des charges d'un film d'action à gros budget.

Et bien balayons ces rumeurs de suite, le choix de Branagh est plus que judicieux et permet à Thor de s'afficher comme un blockbuster de qualité, habité par une sincérité et un véritable intérêt pour les personnages qui sont ici mis en avant, parfois au dépend de l'action pure.

Disons le, Thor est un retour à style de divertissement plus classique, ou la forme se fait discrète et sert le propos du film sans trop s'imposer. On reconnaît là la préférence de Branagh, forcément intéressé par la dimension divine et mythique de ce super-héro qui n'en est pas un.

Imaginer que notre planète se partage l'univers avec d'autres mondes, puissants et nobles. Imaginez le royaume d'Asgaard, sorte d'Olympe où règne le grand roi Odin. Imaginez le puissant Thor, fils arrogant et irrespectueux du grand roi, désireux de combattre les géants de glace malgré la trêve, banni d'Asgaard et condamné à errer sur Terre, sans pouvoirs. Thor est le récit de ce héros avec un grand H, tout droit échappé des légendes nordiques dont s'inspirait Tolkien pour créer sa terre du milieu. Ici pas de double identité, ni de trouble identité. Thor est un guerrier puissant et chevaleresque, mais qui va devoir apprendre l'humilité et la sagesse pour devenir un roi à la hauteur de son royaume. C'est sur terre, le monde des frêles humains, que cette initiation se fera, et grâce à Jane, physicienne talentueuse et prête à croire à l'impossible.

Le film est à rajouter sur la maintenant très longue liste des univers dialectiques, pour autant il ne devient pas schizophrène et parvient à équilibrer habilement la narration entre les divers mondes. Le premier quart d'heure est à l'image de ce que cherche Branagh, planter ses décors, dessiner ses personnages tout en divertissant, bref l'art et la manière de conter une histoire. La forme est épique, ample, parfaitement en adéquation avec son héros.

On baigne donc pleinement dans la magie, la métaphysique et le mythe avant l'arrivée sur Terre et la rencontre avec Jane et le monde profane, celui qui justement ne croit plus et cherche la vérité dans la science. Thor sera donc le héros capable de réconcilier les hommes avec la croyance, prouvant par là que science et magie ne sont qu'une seule et même idée. Le film affiche une volonté de creuser habilement son message de fond et cite même Arthur. C. Clarke (écrivain de 2001, l'Odyssée de l'espace), relevant ainsi nettement la côte du film de grand spectacle.

On aime alors la dextérité des scénaristes et de Branagh qui détournent les structures manichéismes du genre et nous poussent à nous poser cette question ? Qui est le méchant dans Thor ? Difficile à dire. Le film aime certes jouer sur la dualité : Celle de deux frères. Mais seulement en apparence car il nous avons en fait affaire à trois mondes et trois peuples : la Terre, Asgaard et le royaume des glaces. Les figures du mal sont floues et se déplacent, les personnages ne sont pas forcément bélliqueux et se battent surtout contre leurs propres faiblesses. Avec Thor, on parle plus de jalousie et de désir de reconnaissance que de haine.

C'est dans cette optique que Branagh est à l'aise. Ses personnages sages et nobles, dont le comportement rationnel et le sens du discours tranche avec celui des humains plus vulgaire, sont rendus immediatement attachants. L'attitude est shakespearienne, osons le dire, et le cinéaste respecte d'ailleurs le crédo du dramaturge qui se plaisait a mélanger comédie et tragédie dans une même pièce. L'équilibre entre les deux modes et ici parfait et permet au film d'aborder un ton sérieux tout en s'autorisant à rire des facéties d'un héros plongé, telle une figure anachronique, dans le monde des hommes. Hemsworth campe un Thor puissant mais jamais grossier. Taillé dans la roche, l'acteur arbore une musculature massive mais conserve un visage enfantin, illuminé par un regard scintillant. Grâce à Nathalie Portman, on oublie le rôle de faire valoir féminin pour un personnage véritablement complémentaire et qui risque de prendre de l'importance par la suite. Portman est de toute façon toujours impeccable et apporte, elle aussi, son soupçon d'élégance.

C'est alors peut être dans les séquences d'actions que Thor est moins surprenant et risque peut être d'en décevoir quelques uns. A la fois courtes et relativement espacées dans le film, elles sont cependant filmées avec un respect certains des données spatiales et sont souvent abreuvées de plans larges bienvenus. Branagh sait que l'exercice n'est pas son point fort et opte pour une mise en scène picturale, dessine des cadres stables et équilibrés, de beaux tableaux dont la réussite est renforcée par le travail de direction artistique qui frôle selon moi habilement le kitch, sans jamais tomber dedans. Le travelling avant dévoilant le royaume d'Asgaard, véritable débauche baroque, défie la gravité et reste selon moi le plus beau plan du film.

Thor évite la standardisation et se différencie de la donne du moment en laissant souvent de côté le cahier des charges formaté du divertissement de grand spectacle. Les deux heures passent vite, l'univers enchanteur réhabilite comme il se doit le mythe et le sacrée. En cela, Thor vient s'opposer farouchement à Iron Man et leur rencontre dans la ligue des Avengers risque d'être délicieuse !

Si on ne peut pas parler de claque ou de coup de cœur, on peut en revanche dire que Thor est un film solide et élégant, un divertissement à l'ancienne avec les moyens d'aujourd'hui. Il vient surtout lancé la première salve d'un assaut de super-héros qui s'approche à grand pas. Captain America, Green Lantern, X-men First Class, mais aussi the Amazing Spiderman débarquent prochainement. Aux commandes, Joe Johnson, Martin Cambell, Matthew Vaughn, Marc Webb. On demande à voir...


Quelques mots sur la 3D :

Le film est l'occasion d'aborder le sujet tant discuté de la 3D au cinéma. Le mot est sur toute les bouches et beaucoup se permettent d'en parler s'en vraiment connaître le sujet, que se soit en bien ou en mal, alors ma question est la suivante, comment jugé la 3D sur un film ? Question difficile mais néanmoins nécessaire pour en finir avec les avis divergents et le plus souvent subjectifs.

Je me propose donc de lancer quelques pistes, si d'autres ont des idées, qu'il n'hésite pas à m'en faire part. Voici donc quelques critères et notions qui vous aiderons peut être à y voir plus claire, avec ou sans lunette !

1 : La profondeur de champ. La stéréoscopie permet le plus souvent d'améliorer la profondeur de champs, c'est à dire de creuser l'image afin de donner l'illusion physique du relief. Mais la profondeur de champ doit être conditionnée, pensée et travaillée par la mise en scène du cinéaste afin de véritablement faire effet en 3D. Je dirais donc que la règle numéro un consiste à juger du travail de profondeur de champ et de sa régularité tout le long du film.

Pensez aussi que la stéréoscopie agit mieux quand elle est justifié par le propos du film. Un film travaillant la figure de l'immersion dans l'image comme Avatar ou Dragons avec leurs séquences de vols vertigineuses sont plus à même d'utiliser habilement la 3D que le choc des titans. Un film tourné en 3D à bien sûr de meilleurs chances de fonctionner car il permet au cinéaste de véritablement travaillé le procédé. Le système de conversion, décriée par Cameron, est bien plus une technique trouvé par les studios pour produire des films en 3D à moindre frais et ainsi surfer sur la vague d'Avatar. Seul Hell Raider, Sanctum et Tron legacy et bien sûr le film de Cameron ont été tourné en 3D. Les films d'animations eux sont conçus par ordinateur ont donc le plus souvent un beau rendu en 3D : Raiponce, Megamind, Dragons.

2 : Les effets d'attractions : Il s'agit des effets qui font sortir des éléments du cadre et le projetent sur le spectateur. Ils sont le plus souvent utilisés dans les films de séries B qui aiment joué sur un rapport distancié avec le spectateur. Si la profondeur de champs vous immerge dans le film, un effet de surgissement au contraire va vous en sortir tout en vous faisant réagir physiquement. Choc puis distanciation « Ouf, ce n'est que du cinéma ! » L'idée est de recréer le frisson de l'attraction de fête foraine. De tels effets peuvent être amusants à condition d'être utilisé avec parcimonie, car un trop plein de surgissement finit toujours par lasser le spectateur.

3 : Lisibilité de l'action : On voit très vite si un film est tourné en 3D quand on regarde ses séquences d'actions. La stéréoscopie est un processus technique qui nécessite une importante préparation des scènes (découpage, déplacement de la caméra). Si une séquence d'action est filmé avec un montage cut et peu d'effets de raccords pouvant améliorer la lisibilité des mouvements, alors la séquence sera brouillonne et fatiguera l'œil du spectateur. Avatar est le meilleur exemple du type de séquence d'action réalisable en 3D. Vitesse et rythme sont envisageable, mais pas sans une spatialisation active de l'action et une continuité des mouvements. Ce qui prouve encore une fois que la 3D n'est pas encore adéquate pour tout les sujets et toutes les formes.

4 : Enfin la dernière notion est un problème pour l'instant incorrigible du système, c'est bien la déformation de la luminosité causés par les verres des lunettes. ils assombrissent l'image de tout les films et accentue l'illisibilité si une scène se passe déjà dans un décors peu lumineux.

Si on tente de juger la 3D de Thor avec ces quelques données, on s'aperçoit très vite que le film est une conversion 3D et qu'il n'a pas su tout été pensé pour être diffusé comme tel. La profondeur de champs n'est que partiel et peu immersive, les effets d'attraction sont absents à part peut être quelques débris dans l'explosion de fin. La première scène d'action se situant dans le royaume des glaces et dégradé par le procédé qui peine à rendre l'image nette dans les séquences montées rapidement. Thor n'a donc pas une bonne 3D et peut largement se voir en projection numérique 2D où les couleurs gagneront surement en vivacité.


Clément Levassort.



dimanche 24 avril 2011

Scream 4

"Sidney Prescott: Don't fuck with the original".

"Sheriff Dewey Riley: One generation's tragedy is the next one's joke".

15 ans après la sortie du premier Scream, Wes Craven vient ajouter un nouvelle opus à l'une des plus brillantes saga d'horreur, dont l'intelligence d'écriture, maline et perverse nous à fait trembler autant que rire. Mais que pouvait apporter un nouveau Scream alors que l'avant dernier film bouclait parfaitement la trilogie et offrait une fin libératrice et apaisée à une héroïne qui en avait besoin ?

Scream 4 est en fait assez à part, et doit être considéré comme un remake du tout premier opus plutôt que comme une suite. Inutile, dans cette critique, de vous expliquer dans les moindres détails tout les ressorts de Scream 4, ce serait tout simplement aller contre l'interet du film et du spectateur puisque l'on se retrouve ici face à un film qui s'auto-analyse à chaque seconde, inonde le spectateur de réflexions méta-filmiques au point de devancer constamment celle de ce dernier. C'est bien simple, on ne peut pas faire plus malin que Scream 4. Le talent de Craven, c'est sa capacité à connaître parfaitement les attentes du spectateurs par rapport aux codes du film d'horreur, et ainsi à nous prendre à contre pied pour nous poussez à admettre son génie.

Mais en vous racontant tout cela, je fais déjà ce que fait le film et je deviens alors, en tant que critique et analyste, totalement inutile et ridicule ! Je ne peut que m'incliner devant le talent d'un cinéaste qui, en même temps qu'il raconte un film, fait le travail à ma place. C'est à la fois rageant et fascinant. Je ne pensais pas un jour écrire un papier aussi court sur un film aussi bon !

Que vous dire alors, si ce n'est que Craven à encore plein de chose à raconter, qu'il a parfaitement mis à jour sa saga à jour par rapport au enjeux de la génération des réseaux sociaux et qu'il va jusqu'à montrer du doigt l'absurdité de notre société tandis qu'il trucide de jeunes acteurs de séries télévisées, par ailleurs tous parfait dans leurs rôles.

Scream 4 est aussi sarcastique que l'est notre temps, en cela c'est peut être l'opus qui équilibre le mieux la balance entre l'humour et le frisson, une intelligente technique de la part du réalisateur qui parvient dans un même mouvement à contenter les spectateurs sensibles et aisément manipulables, mais aussi ceux sur qui le film d'horreur ne prend pas et a plus des airs de sanglantes comédies.

Je ne peux alors vous donnez que deux conseils : Allez Voir Scream 4, et revoyez assidument le premier film si vous voulez prendre conscience du talent de réécriture mis en œuvre par Craven et Williamson (Scénariste de tout les Scream). Les références sont vertigineuses, pas seulement celle que les personnages ne manqueront pas de vous donner, mais bien d'autres que ce diable de Craven s'est délecté à mettre discrètement en place pour notre plus grand plaisir.

Pour les fans inconditionnels de la saga, le plaisir de revoir Sidney Prescott, Gale Weathers ou le Shérif Riley est, croyez moi, sans égal. Wes, on remet ça quand tu veux pour un Scream 5 !

Je rappelle au passage que vous pouvez retrouver sur le blog l'article Scream : Slasher moderne qui dissèque les effets maniéristes de mise en abîme du premier volet de la saga.


Clément Levassort.


mardi 19 avril 2011

Petit article pour compléter la critique de Road to Nowhere


Le cinéma de David Lynch livre une opacité stimulante là où le film de Hellman nous invite à un laisser-aller proche de la résignation. Chez Lynch, le spectateur est constamment motivé par des régimes d'images fascinantes empruntés à la syntaxe des films d'horreur, notamment. Le mystère lynchéen tend à être percé, même s'il est impossible à percer. Le style formel du cinéaste nous plonge (voir les plans d'engouffrement par zoom avant présents dans tous ses films) dans une "étrangeté inquiétante", des lieux étouffants, des bizarreries et excentricités liées à des présences de "l'entre-deux" et des névroses et tourments psychologiques projetées et qui prennent corps dans la réalité : des métapsychoses.

Le film de Monte Hellman, s'il emprunte comme Lynch avec Lost Highway la syntaxe du film noir (pour la détourner tout comme Lynch)et joue sur l'éternel confusion de l'être et de son double, le film donc ne cherche pas ce vrombissement intérieur du spectateur. Il invite à laisser couler les doutes comme une rivière calme en nos coeurs. L'explosion de la linéarité chez Lynch est due à tout un tas de surgissements et de glissements sensoriels. Chez Hellman, c'est une diffuse anormalité du récit, un labyrinthe sans entrée et sans sortie, un ruban de Moebius décollé. L'interrogation de la puissance de l'image se fait par la vulgarisation du sublime chez Lynch, et par la simple et sobre perdition du sujet chez Hellman. Nous ne sommes pas dans le même registre d'images. Si les deux cinéastes sont comparables dans leur goût pour la profondeur de l'image et de la pensée de l'image (le film de Hellman parle après tout d'un type qui réalise un film sur un type qui réalise un film sur un type qui réalise un film), il serait réducteur et pour l'un et pour l'autre d'associer Road To Nowhere à un pur produit dérivé lynchéen. Penser à Lynch en regardant Hellman, c'est comme penser à Godard en lisant Proust, c'est essayer de forcer la serrure du sens avec la clé de la culture personnelle.

Mais je crois que les critiques nous prouvent chaque mois que leur crédo est la subjectivité toute puissante ; et tant pis si on sait pas trop de quoi on parle. J'imagine facilement l'empressement du critique moyen qui après avoir vu Road To Nowhere a pensé à Inland Empire de Lynch, dont le thème est proche mais jamais le traitement, et s'est empressé d'associer les deux films sans véritable fil de réflexion (c'est pourtant son travail) en profitant de l'analogie forcée pour descendre le film de Hellman. Il est vrai que ce dernier est particulièrement difficile à voir. Insaisissable, obtus, borné comme son vieux cinéaste, il est peut-être plus un film du plaisir cérébral que viscéral, à part pour la scène du meurtre qui comme Mister Andrieux l'a indiqué est émotionnellement étourdissante, dans le genre ça me retourne les tripes ça marche plutôt pas mal. Mais on ne peut le réduire à l'analogie lynchéenne, car si les deux cinéastes aiment embrouiller le spectateur dans des histoires inassemblables, ils le font d'une manière si différente, dans une approche formelle tellement dissociable, que les comparer tient d'une vulgarisation facile du cinéma de Hellman, et de celui de Lynch.

Thomas K.

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lundi 18 avril 2011

The Company Men : A fucked up world


"Baby baby, our future won't shine, everything is fucked up, everything is fine", Broken, Frog's.

Publié par Thomas K.

Bob Walker mène la belle vie avec sa grande maison, sa petite famille modèle, ses moments détente au golf et sa porsche. Mais voilà, Bobby est viré de sa boîte, victime des réductions de personnel nécessaires à la satisfaction des actionnaires...

On peut féliciter John Wells de ne pas avoir fait un film trop manichéen. Le thème du licenciement oblige, on nous dépeint forcément un monde du travail divisé entre des bureaucrates sans scrupules et ceux qui payent les pots cassés. Mais The Company Men diffuse cette injustice d'une manière assez subtile, sans sortir la grande artillerie de la dénonciation facile. Les salops sont des salops parce que le monde est pourri, c'est tout. Le sang appelle le sang, la toute puissance de l'argent appelle sobrement le je-m'en-foutisme des grands patrons. C'est l'histoire éternelle.

Le héros lui-même, campé par Ben Affleck, est un salopard méprisant auquel on a bien du mal à s'identifier et à s'attacher. C'est seulement au moment où il perd véritablement son petit confort façonné par le superflu qu'on commence à apprécier le personnage. Le film est rempli de personnages aussi irrécupérables que banalement humains. Comme s'il n'y avait rien, ni personne, à sauver. Le monde du travail, donc le monde, comporte autant de lueurs d'espoir qu'un haussement d'épaule résigné, un "bof" un peu nihiliste. Pas de véritable instance de méchanceté, pas de vrais héros.

Le film se complaît dans une sorte de non-évènement presque anti-cinématographique. Le non-évènement au cinéma est d'habitude déjà un évènement en soi, il se place en contrepoint de l'évènement, vient lui faire opposition, existe dans sa non-existence. Mais dans le film de Wells, on ne prône pas le non-évènement. On constate passivement l'évènement. Cela donne formellement une oeuvre d'une facture très classique qui renvoie aux films de 1940 et à la filmographie de Frank Capra. De Capra à Wells, on a perdu l'enthousiasme, l'optimisme. Il y a bien la volonté de montrer qu'on peut compenser la merditude des choses (pour reprendre le titre d'un film sorti récemment) par la connexion humaine, l'amour, l'amitié, la solidarité, ce genre d'idées préconçues, mais même le réalisateur ne semble pas y croire, et cela n'est plus suffisant.

On a donc un film désabusé, presque insidieusement cynique à l'image des quelques répliques bien senties que peut balancer Bobby et qui nous font rire jaune dans le méandre du noir spleenéique. La solidarité dans l'adversité, symbolisée par le ballon de rugby, objet-relais porteur d'un esprit d'équipe, ne sauve pas grand-chose, voir rien. La relation que Bobby entretient avec sa femme n'est pas passionnelle. Celle avec ses enfants non plus. Tout est à plat, tout est trop la vie. La seule émotion que le film véhicule est un certain élan de tristesse au moment du suicide d'un des employés, jolie scène dans son garage qui prend son temps dans le silence de la nuit, à la faveur d'une lueur de cigarette. L'émotion, c'est la mort. La platitude, c'est la vie.

Mais le personnage de Kevin Costner, le beau-frère, est là pour effectuer un retour aux vraies valeurs : labeur, travail du corps, éprouver physiquement le monde, altruisme, sacrifices...ce retour à un certain fondamentalisme, cette valorisation de l'Américain moyen, aurait pu laisser croire que s'échapper du néant du monde est possible. Mais non. Jack, le personnage campé par Costner, le dit : "it's a fucked up world" avant d'ajouter "des fois j'y perd, des fois j'y gagne. La balance s'équilibre". The Company Men, c'est ça, un effet de balance qui ramène toujours tout à zéro, un film neutre comme la vie, qui ne glorifie rien, même pas le chagrin.

Le personnage de Gene (Tommy Lee Jones, impeccable comme toujours) laisse se pointer un espoir de rédemption, tronqué par un effet de "trop tard". La fin est un faux happy end, tout est fini depuis des années, "everything is gone" comme le dit Gene. Le dernier plan montre avant tout du vide, plus que de l'espoir. Et à travers des récits de personnages secondaires, on perçoit que cette impuissance de l'homme individuel face aux règles qui régissent la machine du Travail touche toutes les couches de la population. L'idéalisme tend à disparaître. La vie est indécente puisqu'elle se déroule sur un fil de rasoir, sur un siège éjectable. Le Système est inaffrontable, à l'image de cet employé saoul qui tente vainement d'atteindre la façade de son ancienne boîte avec des cailloux qui choient lamentablement quelques mètres devant lui. Le film narre la perte de la dignité, de l'identité.

The Company Men est un film déprimant. Pas ce genre de film où la tristesse et la mélancolie inhérentes à l'oeuvre permettent une identification à ses propres tourments, un mouvement catharsique qui fait que l'on sort de la salle de cinéma avec un sentiment apaisant de compréhension mutuelle avec l'artiste. Le film de John Wells nous place en spectateur d'un monde insupportable où le prosaïsme du réel annihile toute tentative de rendre la vie enthousiasmante. L'amour, la famille, la solidarité ne suffisent plus à sauver l'exaltation. Les lois modernes de l'entreprise ont tout détruit, et personne ne peut véritablement y échapper.

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Thomas K.


dimanche 17 avril 2011

Road to Nowhere; l'ultime tour de magie de Monte Hellman!



« Je me situe quelque part entre Georges Lucas et Ingmar Bergman. » Monte Hellman.


Monte Hellman a toujours aimé les magiciens. Il le confiait d'ailleurs à Paul Joyce dans le superbe documentaire qui lui était consacré: Plunging on alone. On ne s'étonnera donc pas de retrouver dans son dernier film (un chef d'oeuvre, faut il le préciser?) un extrait de L'esprit de la Ruche (1973) de Victor Erice au sein duquel un personnage s'amuse à faire disparaître une montre à gousset sous le regard subjugué d'un enfant. Et à travers ce goût prononcé du cinéaste pour la magie c'est bien ce mystère que véhicule le cinéma, en face duquel nous sommes tous des enfants subjugués, qui apparaît en plein jour.

D'autre part Hellman aime ce qui résiste au sens, à l'interprétation, ce qui pose problème (d'où le gout du tour de magie). Au sein d'un cinéma hollywoodien qui est tout entier nourrit par la dialectique riche entre mystère et sens le cinéaste pencherait plus du coté du mystère, d'un cinéma de l'opacité qui viserait à perdre son spectateur là où Hollywood a toujours eu une grande tendance à favoriser les grands récits sensés, où tout s'explique et finit par rentrer dans l'ordre. C'est bien là le -seul- point commun du cinéaste avec Lynch (Road to Nowhere rentre il est vrai clairement en résonnance avec Inland Empire) donc quand on lit partout que Road to Nowhere c'est « du Lynch » on dit stop. Road to Nowhere n'a formellement rien à voir avec le style de Lynch (l'ami Thomas K, qui fut d'ailleurs mon heureux compagnon de séance pour ce film, et surtout grand lynchéen dans l'âme, en parlerait bien mieux que moi et s'il souhaite laisser un commentaire pour approfondir cela il est le bienvenue)

Le but, la finalité semble manquer dans des films comme The Shooting (1966), L'ouragan de la Vengeance (1966) ou le culte Macadam à Deux voies (1971). On erre beaucoup et on parle peu chez Hellman. Celui-ci s'amuse à étirer le temps, à faire durer les plans plus longtemps qu'ils ne devraient (c'est sa marque de fabrique) dans le but d'intriguer le spectateur: y'a t'il quelque chose d'important à voir, va t'il se passer quelque chose? Tel ce premier et très long plan de Road to Nowhere où l'héroïne se sèche le vernis à ongle au sèche cheveux. Chez Hellman on frôle constamment le chaos, l'absurde, c'est à dire l'absence de logique. Road to Nowhere ne fait évidemment pas exception, bien au contraire il est même le film dans lequel cela apparaît le plus.

Absence de logique dans la construction narrative et l'enchainement des séquences répondant tout de même bien à une logique: celle de l'explosion, de l'éparpillement, du dynamitage en règle du récit, des codes et des genres. Rappelez vous, avec The Shooting et L'ouragan de la Vengeance c'était le western (le genre mythique Hollywoodien des origines) qui prenait un sacré coup derrière la tête. Il y'avait bien une quête, des objectifs: retrouver le meurtrier dans The Shooting par exemple, mais on se perdait en route, on s'égarait et seul alors restait nos personnages semblant avoir été abandonnés de la grande instance créatrice: le cinéaste. Comme s'il les avait sciemment laissé mûrir au soleil et poursuivre en vain et jusqu'à la destruction un but, une résolution connue d'eux seul.

Les héros hellmaniens répondent à une logique de l'impénétrabilité: que veulent ils? que recherchent ils? Voir simplement qui sont ils (GTO dans Macadam à Deux voies est l'exemple type, lui qui à chaque fois qu'il prend un auto stoppeur, ment à foison, invente des récits correspondant à la nature de la personne assise à coté de lui)? Ils ne semblent avoir aucun passé (et aucun futur non plus), simple surface visuelle immatérielle, dénués de profondeur et amenés à disparaître en même temps que la lumière reviendra dans la salle de projection et que le film se terminera.

On l'aura compris c'est bien d'un manque d'épaisseur (ce n'est pas du tout péjoratif) qu'est frappé le cinéma d'Hellman. Un manque d'épaisseur totalement recherché par le cinéaste qui interroge notre croyance dans le médium, dans les récits, dans la fiction à chaque film. Quel est le pouvoir du cinéma? Lui qui n'est que projection d'images sur un écran plane, qui n'est qu'illusion, qui n'est...rien! Et pourtant on l'aime, on l'adore, on le vénère, on le respecte, il nous submerge, il nous fascine, on s'y perd. Et Hellman le premier! Son film abonde de références ( les personnages regardent Le Septième sceau de Bergman, The Lady Eve de Sturges, ou L'esprit de la ruche on l'a dit.) et puis bien sur le film lui même est avant tout un film qui traite du cinéma, un méta-film comme on dit dans le jargon. Son Héros Mitchell Heven veut réaliser un film, sa grande oeuvre, sa « merde hollywoodienne à lui » comme il dit. Obsédé, obstiné (comme tout les personnages hellmaniens) Heven, pour faire son film, est prêt à tout. Et à travers Mitchell Heven celui qui apparaît c'est bien sûr Monte Hellman (remarquez d'ailleurs la consonance entre les noms).

Car qu'on se le dise Road to Nowhere est avant tout un film sur Monte Hellman (petites remarques: c'est la maison d'Hellman et le chien d'Hellman qui apparaissent dans le film). Plus de vingt ans qu'il n'avait pas pu réaliser un film (Iguana est sorti en 1988) même s'il n'a jamais cessé de travailler (scénarios, productions, montages). D'où le fait que Road to Nowhere soit un film tout bonnement monstrueux, littéralement abyssal (un film dans le film dans le film dans le film...) où tout a été pensé, travaillé, muri, et longuement réfléchi et où l'on sent qu'à chaque phrase que prononce Mitchell c'est bien Monte Hellman qui parle.

Découlant de ce que nous venons d'aborder il apparaît comme logique que Road to Nowhere emprunte au genre du film noir; jeu de double, jeu de dupe, femme fatale brune, blonde, complots, tripotages de cadavres et meurtres sont présents. Mais, tout comme pour le western, Hellman dynamite le genre en le poussant à son point d'évanescence.La propension de base à l'incompréhensibilité des intrigues dans le film noir est bien connu. Prenons le cas, exemplaire, du Grand Sommeil de Hawks adapté d'un roman de Raymond Chandler, film dont le cinéaste avait coutume de dire en plaisantant qu'il n'avait jamais rien compris au scénario. D'ailleurs le héros, Philip Marlow (Humphrey Bogart) ne comprenait, il faut bien le dire, pas grand chose non plus à l'affaire sordide dans laquelle il était plongé, se contentant presque de compter les cadavres qui s'empilaient au fur et à mesure du récit. Et vu qu'on était scotché à Marlow il faut bien constater que nous non plus on n'y comprenant pas grand chose!

C'est que symboliquement dans Le Grand Sommeil le film manque... Comment çà le film manque? Mais oui, souvenez vous chers cinéphiles! Lors de la scène du meurtre de Geiger le détective Marlow découvre un appareil photo dans lequel manque la pellicule. Joli métaphore s'appliquant très bien à la nature éclatée et insaisissable de l'intrigue et du film (à ce sujet et au sujet du film lui même je renvoie au livre que lui consacre Jean Michel Durafour dans lequel il développe et analyse longuement cela).

Le genre du film noir a donc toujours été très propice à la mise en abime cinématographique, à une prise de conscience de soi du médium (plus récemment rappelez vous du Dahlia Noir ou de Femme Fatale de De Palma.). Alors évidemment quand Monte Hellman s'y colle, ça fait très mal. Imaginez Le Grand Sommeil puissance mille...Hellman pousse à son maximum l'imperméabilité propre au genre, les lignes de récits se mêlent, le spectateur ne sait plus distinguer le vrai de la fiction, le présent, du passé, il n'a aucune base, aucun repère sur lequel s'appuyer pour comprendre, il y'a une dispersion narrative totale. Où s'arrête la fiction, où commence la réalité?

Peut être justement ne s'arrête t'elle nulle part et, parce qu'elle est sans aboutissement, ne nous mènera nulle part (d'où le titre du film)? Fin et début se mélangent dans Road to Nowhere, nous sommes peut être lors de la dernière séquence toujours prisonnier d'un film tout comme Mitchell (attention spoiler) est lui même prisonnier lors de cette dernière séquence. Nous n'avons peut être jamais quitté le récit filmique dans lequel nous nous engouffrions visuellement lors du premier plan (un zoom avant qui pénètre à l'intérieur d'un écran.).

Jamais le pouvoir de déconnexion des espaces et du temps qui est celui du cinéma n'a paru aussi fort que dans le film d'Hellman: les lieux s'enchainent, s'empilent, on ne les connait pas, on les entr'aperçoit le temps d'une séquence pour les retrouver plus tard. "L'essence du noir n'est pas d'être en couleur ou noir et blanc, mais d'être libéré du temps" écrivait Pierre Berthomieu (d'où le fait que dans l'extrait de L'esprit de la ruche que choisit de placer Hellman ce que fait disparaitre le magicien ce soit symboliquement une montre). Autant dire, donc, qu'Hellman souscrit à la formule, son film s'est libéré de toute linéarité, de tout enchainement pré-défini, tant et si bien qu'il donnerait presque parfois l'illusion d'avoir été monté au hasard... Tout n'est au final que cinéma et Hellman s'amuse avec le spectateur, cherche à le perdre dans les méandres de l'image.

D'où ce dernier plan où la caméra s'approche, dans un mouvement à peine perceptible, toujours plus près des lèvres de l'héroïne sur une photo. Dans cet agrandissement insensé on pense évidemment à Blow up d'Antonioni (d'ailleurs Mitchell et son appareil photo canon 5d avec lequel il tourne son film et qui fut aussi l'appareil utilisé par Hellman pour tourné Road to Nowhere renvoie directement au héros photographe de Blow Up). Dans le film du cinéaste italien le héros agrandissait ses photos autant qu'il le pouvait pour essayer de comprendre quelque chose. L'ennui étant que plus on s'approchait moins on distinguait et donc moins on comprenait. Restait des taches, des formes, des masses, des coloris, des zones d'ombres, l'image cessait totalement d'être figurative. Ne cherchez peut être pas à comprendre! Voilà ce que dit Hellman, car essayer de s'approcher au plus près de l'image pour en percer le sens revient surtout à s'y perdre. Il n'y a pas de vérité dans l'image cette ultime puissance du faux, une puissance si séductrice et tentatrice, tel ces lèvres sensuelles de l'héroïne desquelles nous nous rapprochons sur la photo de Mitchell, que c'est pourtant toujours avec bonheur et empressement que l'on accepte de s'y perdre.

Et finalement lorsque Mitchell braque son appareil photo/caméra face à la caméra, donc directement vers nous spectateurs, dans un geste inoubliable, c'est d'abord moins une tentative de connexion qui s'opère entre le spectateur et le personnage qu'une ultime distance, l'appareil photo recouvre presque tout son visage le déshumanisant complètement. Seul reste le cinéma dans lequel le personnage s'est totalement oublié. Ce qui veut dire que nous n'avons pas seulement un regard caméra banal et classique, oh non, on a un regard caméra par le biais d'une caméra! Classiquement le regard caméra revêt une dimension brechtienne: instauration d'une distanciation avec le spectateur, dénonciation de la fiction comme simulacre, comme leurre et rupture avec l'immersion. Mais est ce vraiment cela qui se passe ici? Il n'y a pas vraiment de rupture de l'immersion puisqu'il n'y a jamais vraiment eu immersion quand à la dénonciation de la fiction en tant que simulacre, rien n'est moins sur car ce n'est pas la chaleur d'un oeil humain qui est braqué sur nous mais bien cet oeil noir, vide, quasi monstrueux (pour les lecteurs d'Harry Potter c'est un peu la bouche des détraqueurs), qui nous fixe. C'est le regard de l'abime, c'est le regard de la mort. Le cinéma comme puissance conservatrice (elle immortalise sur pellicule) certes, c'est bien connu, mais aussi comme puissance destructrice car durant ce processus d'enregistrement mécanique du vivant quelque chose de l'intériorité, de la substance de l'individu se perd, et alors il ne reste tragiquement que des surfaces plates, sans épaisseur sur lesquelles nous projetons nos propres fantasmes et nos propres désirs, d'où le fait que celui que regarde Mitchell Heven à travers son appareil photo ce n'est pas seulement nous petits spectateurs! Mais c'est aussi et surtout Monte Hellman puisqu'il est, on l'a dit, son alter ego! Il y'a là LA grande rencontre impossible avec le créateur, et le renvoie conscient par le sujet fantasmé (Mitchell) de son propre statut de fantasme à la puissance fantasmante (Hellman) cela grâce et à travers l'outil même de propagation et de création du fantasme (l'appareil photo/caméra qui est on le rappelle, et c'est d'une logique jouissive, exactement celui qu'a utilisé Hellman pour tourner le film)!

Et dans cette recherche de la texture, du grain, de la matière de l'image, comme le montre ce dernier plan de Road to Nowhere, c'est encore la volonté de vouloir passer derrière, de l'autre coté du miroir, de trouer la toile et de percer ce mystère du cinéma qui apparait, mais derrière il ne se trouve que du vide et ce processus ne peut rien entrainer d'autre que la destruction de l'image même. En recherchant l'essence, la nature, la vie de l'image cinématographique Hellman ne peut filmer que sa mort (d'où le dernier plan de Macadam à Deux voies où la pellicule s'embrase petit à petit) car ce que le cinéma enregistre ce n'est certainement pas la vie (mais ce n'est évidemment pas la mort non plus), c'est...

Avec Road to Nowhere Hellman livre le plus grand (osons!) méta-film de l'histoire du cinéma. On pourrait sans doute en tartiner des pages. On vous encouragera seulement à aller voir ce film (il ne passe hélas, quelle honte, que dans trois cinémas sur Paris et dans vingt six en France) difficile, inhabituel certes, mais d'une intelligence et d'une beauté rare et possédant une séquence de meurtre (qui est aussi une séquence de pseudo-résolution qui embrouille en fait un peu plus encore le spectateur) à couper le souffle (le grand moment de cinéma de 2011 avec le final de Black Swan selon moi). Reste aussi à espérer que nous aurons de nouveau l'occasion de voir un nouveau film de cet immense cinéaste qu'est Monte Hellman. En tout cas il ne peut plus se permettre d'attendre vingt ans (il en a 78), et tant mieux pour nous!

Pierre Andrieux

lundi 11 avril 2011

Sucker Punch, dernière partie : Final Fantasies

Poster dessiné par Alex Pardee

Cet article vient principalement compléter la critique ''Sucker Punch partie 1 : Spendeur Vidéoludique". Je vous invite fortement à la lire avant de le consulter, et surtout à avoir déjà vu le film !

Publié par Thomas K.

"You got all the weapons you need. Now, FIGHT !"

Mais que voit-on dans Sucker Punch ? Une jeune fille sur le point de se faire lobotomiser (destin partagé avec le Andrew Laeddis de Shutter Island) s'évade dans un monde imaginaire où sont redistribués les éléments de la réalité. Dans ce monde-simulacre, cette même jeune fille, ou plutôt la projection fantasmatique d'elle-même, parvient à effectuer une danse de l'ordre de la sidération lorsqu'elle s'évade dans son monde imaginaire. Un monde imaginaire dans le monde imaginaire, en somme. On assiste à la dénivellation des mondes fantasmatiques, on s'enfonce dans l'esprit, dans le rêve de cette jeune fille nommée par sa propre instance créatrice de fantasme Baby Doll. Mais est-ce vraiment ce dont parle le film ?

1. Créer l'identité

Ma précédente critique sur le film établissait un rapport entre l'univers de Sucker Punch et celui d'Alice au pays des Merveilles. Dans Alice, le personnage subit une perte d'identité, nominative et corporelle. Le monde-simulacre du club/bordel de Sucker Punch doit créer l'identité qui manque. Le chemin est inverse : c'est dans le monde du rêve que se trouve la clé de ce que l'on est. Si l'on part du principe que le monde du bordel est une création de l'esprit de Baby, alors c'est elle-même qui se nomme.
Elle se donne un nom, se façonne, se pétrie, elle est son propre Pygmalion. Elle acquiert dans le monde du rêve la parole, qui lui est refusée dans la réalité, et une personnalité de leader. Comme Alice, le monde du rêve tend à la sexualiser. Les deux gamines blondes sont manipulées par les personnages qui peuplent leurs rêves, manipulations psychologiques et physiques. Baby Doll porte bien son nom : Doll, la poupée, celle avec qui on joue, qu'on manipule, qui est en notre pouvoir. Mais qui détient véritablement le pouvoir sur Baby ? La jeune fille blonde sur le point de se faire lobotomiser dont Baby serait le produit fantasmatique comme le rappellent des allusions au lapin d'Alice (la musique de la première guerre mondiale est White Rabbit, un des porte-clés qui pend à la crosse du pistolet de Baby, le seul porte-clé reconnaissable d'ailleurs, est la même tête de lapin que celle qu'on retrouve sur le mécha d'Amber), ou...quelqu'un d'autre ?...

2. Révélations : tout est déjà fini


Mesdames et Messieurs, tout se joue dans les premiers mots prononcés dans le film. Bingo, c'est une voix off. Vous aviez sûrement cru que cette voix fantôme appartenait à Baby. Écoutez bien. C'est celle de Sweet Pea. Ta Dam ! Et que nous dit-elle ? Que les anges gardiens apparaissent dans des endroits étranges, qu'ils peuvent revêtir des formes diverses, comme une fillette ou un vieillard...Une première ré-évaluation interprétative serait donc que Baby est à mettre sur le même statut d'existence que le Wiseman qui guide les filles dans les scènes d'action. Un ange gardien (la figure du gardien protecteur parcoure plus ou moins ironiquement la filmographie de Snyder) créé de toute pièce par une opération de l'esprit.

Reprenons donc au début. La scène d'introduction du film, mise en scène sur la musique Sweet Dreams (un premier indice) est entièrement muette. Le tout premier plan place l'action de ce début de film sur une scène de théâtre, similaire à celle que l'on retrouve dans le "Theater" de l'asile. En fait, le début est déjà une réappropriation d'une réalité que nous n'avons jamais vue. Les films où toute la monstration est un simulacre sont rares.
Un des films parangons du genre est Lost Highway de David Lynch. Les films se rejoignent dans le fait que leur récit commence en retard, trop tard, lorsque tout s'est déjà terminé, mais que nous n'avons jamais vu l'histoire originelle, la réalité. Nous sommes plongés dans un univers de fantasmes et de re-création du réel qui fatalement rejoindra le déroulement des évènements qui se sont produits en amont même du récit. La scène de jointure charnière qui lie de manière maniériste les deux films à travers l'exercice de la citation advient lorsque Baby Doll dit à Blue les exactes mêmes mots qu'Alice dit à Pete dans Lost Highway : "you'll never have me".

Snyder s'attache donc à travailler la déréalisation de tout le début du film à travers l'usage du ralenti, mais aussi un premier passage Carrollien de l'autre côté du miroir : ici, le miroir, c'est l'œil qui regarde à travers le trou de la serrure (figure emblématique d'Alice) et qui reflète ce que voit Baby. Un plan fou nous fait entrer dans cet l'œil. Ce premier engouffrement dans la figure du miroir est prémonitoire de celles qui suivront dans le monde-simulacre du bordel. Mais il semble sclérosé maintenant de parler du bordel comme du monde-simulacre. Dans Sucker Punch, tout est déjà joué, tout est déjà foutu, le récit rejoue des évènements qu'on ne nous a pas donné à voir.

3. Sweet Pea's dream


Mais quel évènement ? Celui qui déclenche l'intrigue : la mort de la sœur (Pierre Andrieux remarque d'ailleurs à ce sujet que tous les films de Snyder débutent par l'explosion de la cellule familiale). Baby et Sweet Pea ont ça en commun. Le film ne montrerait pas le rêve de Baby mais celui de Sweet Pea. Elle serait le véritable personnage source. Il est d'ailleurs intéressant de savoir que Snyder avoue avoir construit tout son casting autour d'Abbie Cornish qui campe Sweet Pea. De nombreuses références et de nombreux indices hantent subtilement le film pour progressivement diriger nos investigations vers cette interprétation.

La voix off est un élément discret mais important. Elle encadre le film, elle surgit au début et revient à la fin. Elle convoque la figure de l'ange gardien, et lui attribue le rôle de celui qui doit pousser à combattre. N'est-ce pas la caractéristique majeure du personnage de Baby que d'inciter les autres filles à établir un plan d'évasion ? Contre cette instinct de vie, de survie, Sweet Pea, celle qui prône l'immobilisme, la non-tentative. Comme le fait remarquer Pierre dans la troisième partie de notre approche du film de Snyder, l'immobilisme est une figure de la mort, et Baby est celle qui met en mouvement, qui soulève les pulsions de vie, et vivre chez Snyder, c'est combattre. Pour rebondir sur les questions que pose la voix off finale, ce qui apparaît comme étant une motivation tierce (Sweet Pea motivée par Baby) est en fait une motivation immanente, intérieure. "Qui vous donne la force de combattre ? Qui jette sur vous des hordes de démons ? C'est vous-même". Baby est l'incarnation physique du désir de vivre, de se battre, et dans Sucker Punch ce que l'on combat c'est le réel.

La figure de Sweet Pea est donc rendue ambigüe par une série de petits détails qui viennent appuyer sa position de personnage source : Madame Gorski lui demande "are you with us, where are you right now ?" alors qu'elle vient de finir une danse (que nous n'avons pas vu ; la danse, celle de Sweet Pea et celle de Baby, est la donnée essentielle au récit qui ne nous est pas montrée, renvoyant par là-même à cette histoire originelle qu'on a remplacée, qui a dérivé vers les mondes fantasmes qui composent la monstration). En effet, où est Sweet Pea ? Partout et nulle part, instance créatrice à l'origine de tous les récits simulacres, mais insituable dans une réalité que nous n'avons jamais vu.

Le corps de Baby sur la chaise de la lobotomie est relayé lors du passage au monde du club/bordel par celui de Sweet Pea qui porte une perruque analogue à sa chevelure (blondeur vénitienne et nattes). Cette interchangeabilité des corps est presque un aveu : Baby et Sweet Pea ne font qu'un. Ou plutôt, Baby est Sweet Pea (et pas l'inverse). Sweet Pea est souvent citée comme la figure du centre : danseuse principale du spectacle de madame Gorski, phrase finale de Baby Doll : "ça a toujours été ton histoire".
Baby vient remplacer Sweet Pea dans le spectacle de danse, elle devient le centre d'attention, reléguant Sweet Pea au second rang. Sweet Pea vient remplacer Baby dans la résolution de la narration simulacre du bordel. Baby en devient une figure intermédiaire, une figure du passeur qui vient prendre le relais de Sweet Pea pour la conduire jusqu'à une finalité, celle de l'évasion ; double évasion : évasion du monde du bordel donc du monde du simulacre (retour au monde de l'asile).
L'évasion est même triple : évasion du monde de l'hôpital avec l'encagement final dans un monde fantasmatique par la lobotomie (voir la partie 1 sur Sucker Punch et l'hypothèse de la dernière scène comme un ultime fantasme). Et en même temps, l'évasion est nulle, puisque tous les mondes montrés sont des simulacres. On s'échappe d'un rêve pour en rejoindre un autre. L'évasion est à la fois multiple et impossible. Mais s'évader, c'est fuir. Que fuit-on dans Sucker Punch ? Peut-être la culpabilité de la mort de la sœur.

Pour apporter un contrepoint à cette interprétation de la culpabilité impossible à fuir (elle pointe son nez dans tous les mondes simulacres : mort de Rocket dans le train futuriste et dans la cuisine, mort de la sœur dans la scène du début), repensons à la scène finale, l'évasion de Sweet Pea. Sa trajectoire semble porteuse d'espoir. Sa robe blanche immaculée, le coucher de soleil, la figure bienveillante du vieillard ange gardien, figure du passeur (rappelons que nous en sommes à considérer que Baby et le vieillard sont des figures équivalentes) qui conduit Sweet Pea vers un ailleurs paradisiaque ; tous ces éléments permettent de croire que la culpabilité a été endiguée, qu'il y a eu acceptation, délivrance. Le médecin le dit à la psychiatre après avoir lobotomisé la jeune fille : "on aurait dit qu'elle le désirait". Et le mot "paradise" revient à plusieurs reprises, en référence à la lobotomie, dans la bouche de l'infirmier corrompu ("in five days she'll be in paradise", "you're in paradise now ?"), et lorsque Sweet Pea répond ironiquement à Baby, à propos de sa tentative d'évasion, "send me a postcard from heaven".

Le film tout entier est donc le théâtre où se rejouent les tragédies d'une histoire originelle que nous n'avons jamais vue. Lorsque Baby arrive dans le "Theater" de l'asile (je me répète, mais je rappelle que l'infirmier corrompu qui devient le personnage Blue dans le monde du bordel dit textuellement que c'est le lieu où sont rejouées les évènements traumatisants qui ont conduit les filles dans cet asile) Sweet Pea est sur la scène, et Gorsky la psychiatre lui dit : "c'est ton monde, c'est toi qui le contrôle".
Dans le monde du bordel, les filles discutent de l'évasion, dans le dortoir, et il est dit que trois filles ont déjà tenté de s'évader, et qu'elles sont mortes. Si l'on fait attention, le tableau sur lequel est écrit le nom des danseuses comporte des dessins d'aiguilles de lobotomie à côté des noms de Sweet Pea, Blondie et Amber, mais pas de Rocket. C'est qu'elles ont été lobotomisées dans l'histoire originelle qui n'a pas été montrée, et Blondie et Amber meurent dans le récit simulacre du monde du bordel.
Cette discussion sur ces trois filles décédées qui correspondent aux trois personnages cités est à la fois prémonitoire et son contraire, elle renvoie à ce qui s'est déjà passé et en même temps condamne les trois filles sur ce qu'il va se passer. Tout le film serait alors la fantaisie d'après-lobotomisation de Sweet Pea (lobotomie qui se produit donc avant que le film ne commence). Et Rocket, la soeur, n'a pas été lobotomisée, elle est morte en-dehors de l'asile (mort qui a conduit à l'internement de Sweet Pea), il est donc logique qu'aucune aiguille ne soit dessinée à côté de son nom. Mais qui a dit que le film de Snyder était simpliste ?

4. La projection du double, le corps schizophrénique

Repartons donc de zéro.

Tout se joue dans le regard que Baby porte à Sweet Pea lorsque cette dernière se trouve sur la scène du Theater de l'asile, au début du film. Le gros plan sur le visage de Baby traduit une focalisation, quelque chose de l'ordre de la sidération, qui paralyse et isole la jeune fille du reste des protagonistes. Une sidération en somme similaire à celle que produit Baby lorsqu'elle danse dans le monde du bordel. Cette sidération origine de Baby pour Sweet Pea est redistribuée et rejouée dans le monde du bordel pour devenir la danse ; on est dans une fascination du corps.

C'est dans cette scène que se mettrait donc en place le mécanisme de projection du double. Par la puissance du regard induite par le gros plan focalisateur, Baby projette sa propre histoire sur le corps de Sweet Pea. Devenant une sorte de Pygmalion, Baby greffe sur Sweet Pea ses propres tourments et reconfigure l'identité de la jeune fille pour qu'elle devienne un corps similaire au sien (c'est le passage au monde du bordel avec la perruque de Sweet Pea), avec une histoire similaire à la sienne (la perte de la sœur). C'est donc moins Baby que Sweet Pea qui voit son identité être recréée par le passage au rêve.
Par une pure opération de l'esprit, créée par le regard, Baby fait de Sweet Pea son double. Elle transforme ce corps sidérant en corps-similaire. La représentation de Baby à l'intérieur du rêve est Sweet Pea. Baby fantasme le corps de Sweet Pea en greffant sur elle sa propre identité, via le média du rêve. Le double est arbitraire, il est le produit d'une identification.

J'écrivais dans ma première critique sur Sucker Punch que l'important n'était pas de se sauver soi-même mais de sauver l'autre. J'ajouterai maintenant que l'important est de sauver le double, l'autre soi, afin de créer une subsistance d'existence à travers une vie par procuration ("tu dois vivre pour nous toutes"). Si Baby transforme le corps de Sweet Pea en son double, c'est pour échapper à la mort : elle ne meurt pas complètement, son double vit pour elle.

Sucker punch est un film sur la perte : perte originelle de la sœur, perte des repères, perte de l'innocence . La redistribution de la lobotomie dans le monde du bordel correspond à la perte de la virginité de Baby avec le ''Higher Roller'', et il est facile de voir dans l'aiguille de lobotomie un symbole phallique et une métaphore de la pénétration lors de l'acte de lobotomisation. Mais peut-être que la perte principale est celle de l'intégrité du corps.

Un découpage vient appuyer cette idée, toujours dans cette scène décisive de l'arrivée au Theater de l'asile. La discussion entre le beau-père et l'infirmier corrompu sur la lobotomie et l'argent que le beau-père doit déverser se passe en arrière-plan, alors que Baby est en gros plan à l'avant-plan. Baby est coupée exactement au niveau de la moitié de son visage ; la partie droite de son visage laisse découvrir l'infirmier et la partie gauche le beau-père. Le visage de Baby est ainsi scindé en deux ; on a un montage qui vient remettre en cause l'intégrité de l'unité du corps, un montage schizophrénique.

A partir de cette division originelle on peut supposer que l'éclatement du corps se caractérise par la démultiplication schizophrénique des figures de la personnalité ; ou comment Amber, Blondie, Rocket et Sweet Pea ne sont que les incarnations de diverses facettes de l'identité de Baby. Encore une fois cette redistribution des figures naît de la focalisation par le regard lors de la scène au Theater : les seules visages de filles internées que l'on parvient vraiment à distinguer sont ceux des protagonistes du monde du bordel.
Pour appuyer cette idée de cinq corps qui n'en font qu'un, le film joue sur la chorégraphie des scènes d'action, avec des mouvements symétriques, relayés, coordonnés, à l'image de l'atterrissage dans la cour du donjon, lorsque Baby, Rocket et Sweet Pea parviennent au sol dans la même position, et qu'elles relèvent la tête en même temps, dans un mouvement qui paraît unique. Mais cette idée parcourt bien sûr toutes les scènes d'action (exceptée la première où Baby est seule) : coordination dans la scène de guerre, relais des corps dans celle du train...on pense à des films comme The Mission de Johnnie To, où les corps sont régis par un mécanisme du mouvement à l'unisson, et aussi à la série Charly et ses drôles de dames, où les trois filles forme une équipe qui s'apparente à une seule entité (le vieux Sage est alors évidemment la figure de Charly, l'homme mystérieux qui distribue les missions et les conseilles). La schizophrénie patente au film se retranscrit donc par la symbiose des corps.

5. Ouverture : un Rêve partagé ?

Au-delà de tout concept de schizophrénie, il y a la possibilité d'une inter-identification de Sweet Pea et Baby. Les deux jeunes filles partagent la même tragédie : la perte de la sœur. La similitude de leur culpabilité serait à l'origine de la création d'un rêve partagé, induit dans l'image par l'affiche dans la loge des danseuses du bordel sur laquelle est écrit : "My dream is yours", mon rêve est le tien, mon rêve est à toi. Le concept du rêve partagé traduit la création d'un espace de libération des pulsions, une sorte de purgatoire où se rejoignent les esprits torturés par des tourments analogues. Sweet Pea et Baby deviennent les deux facettes d'une même tristesse, d'un même sentiment de culpabilité. Le rêve partagé recréé le lien de sororité qu'elles ont perdu.

A la fin du film, la psychiatre Gorski énumère ce que la jeune fille qui vient d'être lobotomisée a accompli en une semaine. Mais Baby est censée être là depuis seulement cinq jours. La jeune fille présente depuis une semaine serait alors sûrement Sweet Pea, et on constate une interchangeabilité de son corps et de celui de Baby. Elle partage le même rêve, elle finisse par partager le même corps. Les tourments analogues créent des esprits analogues (analogie dans le rêve), et finalement des corps analogues. Cette exubérance identificatoire parachève la morale du film : sauver son propre corps revient à sauver celui de l'autre. Les figures de Sweet Pea et Baby sont confondues, complémentaires. Ce n'est plus de la schizophrénie, mais un lien d'émotion, un lien tissé dans la douleur de la perte, dans toutes les pertes qui fondent le film.

6. Final : l'hypothèse du frère

On pourrait voir dans la scène finale l'histoire source, les images origines qui manquent (merci à Mister Q. de m'avoir soufflé cette hypothèse). La fin serait en fait chronologiquement le début du film. Tout est alors à remanier : le rêve serait celui de Sweet Pea dans le bus, les protagonistes féminins deviendraient la démultiplication des facettes de sa personnalité à elle (et pas celle de Baby comme il était proposé plus haut), et le vieux conducteur qui l'a aidée devient ce Sage qui les guide lors des missions.

Mais quelle place alors pour ce gamin auquel Sweet Pea jette un regard en coin intriguant dans les tranchées de la scène de guerre, et qui revient dans la scène finale du bus, ce gamin que les filles viennent sauver avant qu'il ne meure au combat dans les tranchées, et qui accompagne Sweet Pea dans son échappée finale ? Ne serait-il pas le frère, redistribué dans les rêves par la figure de la sœur, ce frère disparu qu'on vient arracher à la mort dans la scène de guerre, comme une réparation par le rêve ? Si la fin est bien l'acceptation de Sweet Pea de la perte, on est dans un endroit de passage, et le bus devient la barque de Charon qui emmène les morts sur l'autre rive. Libérée de sa culpabilité, elle peut enfin monter dans cette barque avec son frère, et le rejoindre de l'autre côté....du miroir.


Woua, et ben elle était pas facile cette critique ! Sérieux, chapeau bas à ceux qui auront eu le respectable courage et l'infini gentillesse de la lire de bout en bout. Il pourrait sembler à certains que cet article s'amuse à décrire des choses compliquées où il n'y a pas lieu d'être, mais je pense que le film de Snyder nous invite à arpenter cette route vertigineuse, creusant un chemin de traverse sinueux dans les méandres de délires psycho-métaphysiques (rien que ça), à travers les images explosives qu'il nous donne à voir. Merci à tous.

++

Thomas K.

mercredi 6 avril 2011

Sucker Punch part 3: La « Snyder Touch », approche d'un style.


"Qui lutte, peut perdre; Qui ne lutte pas, a déjà perdu."
Bertold Brecht

"L'art est le grand stimulant à la vie: comment pourrait on l'appeler sans fin, sans but, comment pourrait on l'appeler l'art pour l'art? (...). L'artiste tragique, que nous communique t'il de lui même? N'affirme t'il pas précisément l'absence de crainte devant ce qui est terrible et incertain?" Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles.

L'analyse à venir est relativement longue et je remercie le lecteur patient qui aura eu le courage de la lire entièrement.

Les habitués de Movies Chronicle (que j'espère toujours nombreux!) auront certainement compris à la vue des dernières parutions que sur ce site nous sommes, mes deux compagnons rédacteurs et moi même, plutôt gaga devant les oeuvres de Zack Snyder.

Suites aux critiques intéressantes et pertinentes de mes chers collègues, dont certains des éléments qu'ils abordent feront d'ailleurs retour dans la présente analyse, je me propose à mon tour de poursuivre leur travail et de me pencher sur le cas Snyder. Il le mérite bien et son dernier coup de maitre aussi.

Y'a t'il un style Snyder? Voilà la question sur laquelle je vais me pencher. Cela en profitant de la sortie de Sucker Punch pour tisser des parallèles, jeter des ponts entre les films et les confronter les uns aux autres. Le but étant moins d'apporter les réponses (prétendre les avoir serait mentir) que de soulever les questions en attirant l'attention sur certaines récurrences formelles et thématiques. Libre à chacun d'interpréter comme il le souhaite.

Je rappelle que Snyder a jusqu'à présent réalisé cinq films (dans l'ordre chronologique: L'armée des Morts (Dawn of the Dead 2003), 300 (2007), Watchmen (2009), LeRoyaume de Ga'hoole (Legend of the Guardians: the owl of Ga'hoole 2010) et Sucker Punch). Celui-ci est donc au début d'une carrière déjà culte et hors norme qui promet à n'en pas douter encore de grandioses surprises.

Tout d'abord précisons que par « style » je n'entends pas seulement parler de l'aspect visuel des oeuvres mais aussi des aspects thématiques récurrents. C'est en effet bien à cela que l'on reconnaît un « auteur » (concept décrié s'il en est, et non sans raison d'ailleurs, mais, qu'y puis je, j'aime la force qui s'en dégage.). La singularité d'un cinéaste, sa « vision du monde » si l'on préfère, se dégage autant de la forme que du fond.

D'où le fait qu'il faille répondre aux petits rigolos taxant trop rapidement (comme souvent hélas) Snyder comme cinéaste « formaliste », faisant sonner ce terme de manière péjorative (là où il n'a nul raison de l'être). Comme s'il y'avait un goût chez Snyder de l'effet de style qui ne vaudrait que pour lui même, qui ne véhiculerait aucun sens autre que celui d'être à la rigueur fun, tripant (ce qu'il est par ailleurs.). A ces gens là je leur répondrai joyeusement qu'ils devraient selon moi essayer de voir un peu plus loin que le bout de leur nez!

Car effectivement ils ont raison, non pas dans leur interprétation (formalisme= gratuité= nullité.) mais uniquement dans leur constatation (même s'ils n'ont, il faut le dire, aucun mérite, car cela se voit comme le nez au milieu de la figure que Snyder est un amoureux de la plastique de l'image, de la forme et des plans stylisés.)

Reste alors l'interprétation que l'on peut donner à ce goût, certains n'y verront que stylisation outrancière et gratuite, et c'est leur droit, qu'ils arrêtent seulement de critiquer à tout va, d'autres qui vivront ces instants comme de pures moments de jouissances essaieront peut être de chercher pourquoi il y'a ce goût ultra-prononcé chez le cinéaste en faveur des moments de pure sidération devant la puissance visuelle de l'image.

Le problème, pour le résumer, est que certains ont fait du formalisme et de la stylisation visuelle forte dont est friand Snyder la finalité de son cinéma, lui donnant ainsi un caractère stérile et vide de sens. Grave erreur! A mes yeux ce n'est non pas comme finalité de son cinéma qu'il faut interpréter ce goût du cinéaste mais bien comme la base essentielle, le point de départ et le point d'orgue de ses oeuvres sur lesquelles viennent se greffer et s'incarner ses grands thèmes narratifs, moraux, spirituels...

Les films de Snyder véhiculent, à mes yeux, une conception de la vie et du monde que je définirai comme « joyeusement triste ». Je m'explique. Ils se terminent par exemple le plus généralement sur une ambiguité qui donne à réfléchir. Prenons L'armée des Morts, à la fin du film les rares survivants s'enfuient en bateau pour échapper aux morts vivants. Tout semblerait donc bien se terminer pour eux. Mais le générique final est entrecoupé d'images en super huit prises avec une caméra trouvée sur le bateau nous donnant à voir par intermittence la suite du récit. Le happy end est alors totalement rejeté au loin. En effet où aller maintenant pour les survivants? Est il encore possible de trouver un coin de terre non infesté? Si l'espoir subsiste, ce n'est que très peu de temps. En effet les survivants accostent sur une île mais uniquement pour être attaqués immédiatement. La caméra tombe alors à terre tandis que des visages de zombies dégueulasses, qui apparaissent par intermittence à l'écran, sont tout ce qui reste au sein du cadre donc du monde filmique.

Pareil en ce qui concerne Watchmen et son superbe twist final où le mince espoir de paix universel rêvé par Adrian, et payé au prix fort, risque de voler en éclat par la faute du journal de Rorschach, arrivé entre les mains de la presse, et révélant le complot dont a été victime le monde. Tout va alors recommencer, la paix est plus que précaire et le péril atomique ressurgit. Sans parler de la fin de Sucker Punch que je tairai ici mais qui a toutes les apparences du faux happy end fantasmé (voir la critique de Thomas K). Bref le pôle pessimiste pointe toujours le bout de son nez chez le cinéaste. Rien n'est jamais acquis et certainement pas le bonheur et la sureté des personnages.

Sucker Punch livre clairement la clef pour éclairer cette idée: si le bonheur n'est jamais acquis c'est bien que tout reste toujours à faire. La vie chez Snyder elle ne tient qu'en un seul mot. C'est le dernier mot prononcé dans Sucker Punch par Sweet Pea en voix off sur un écran noir dans une adresse directe au spectateur: « FIGHT ».

La vie au sein des films de Snyder est un combat permanent. Il faut, pour le Héros Snyderien, foncer tête baissée vers les périls à venir. La fin du Royaume de Ga'hoole dit à ce titre déjà tout. Le vieux guerrier annonce qu'une tempête se prépare et prend son envol

pour filer vers le coeur de celle ci. A sa suite les Héros s'élancent en direction de l'orage et du ciel zébré d'éclairs aux nuages noirs et menaçants que nous montre un plan d'ensemble. Se battre, affronter la tempête c'est l'essence même des Héros de Snyder dont les spartiates de 300 sont les figures parangons: maitres dans l'art de la guerre ils contiennent à eux seuls l'armée perse composée de plusieurs milliers d'individus.

Le grand ennemi des Héros snyderien est, découlant de cela, l'immobilisme et la rigidité. Etre immobile cela renvoie évidemment à la rigidité cadavérique du mort, à celui qui a cessé de se battre, tel Moloch, dans Watchmen, que Rorschasch trouve assis, immobile car assassiné tandis que sa cigarette fume encore et que les cendres se sont accumulées. C'est par là même chez Snyder être en position de faiblesse, être vulnérable et dominé: Ainsi dans Sucker Punch les protagonistes, fascinés par les danses de Baby Doll sont figés, presque pétrifiés par le corps de celle-ci.

C'est la tour de cendres sur le cigare du maire, montrée à la fin de la séquence sur la première guerre mondiale, qui renvoie subtilemen
t et logiquement à la tour de cendre de la cigarette de Moloch dans Watchmen.

Ce que les personnages affrontent, combattent et repoussent tant qu'ils peuvent c'est le devenir-robot ou devenir-légume. Leur déshumanisation qui les transformerait en corps vide et mécanique et qui les menace. Ainsi Sucker Punch rejette la lobotomisation de Baby Doll et, au moment où le pic va s'enfoncer, nous nous enfonçons dans le récit second, fantasmé de l'héroine. Dans Le Royaume de Ga'hoole les chouettes capturées par les sangs purs sont appelés à subir un lavage de cerveau, lors d'un rituel avec la lune, les asservissant dés qu'elles s'endorment. Inutile de s'étendre sur L'armée des Morts dont le principe même du film repose sur la lutte contre les morts vivants qui portent bien leur nom et qui sont l'ennemi type du Héros snyderien.

L'être humain risque de perdre son âme, sa singularité et le risque est de se changer en instrument vide et asservi. D'où le goût profond du cinéaste pour déshumaniser les ennemis qu'affrontent ses Héros. Dans Sucker Punch la Team de rêve affronte des robots, et des soldats allemands dont un masque à oxygène recouvre le visage les rendant ainsi quasi-monstrueux. Dans 300 la garde personnel de l'empereur Xersès prénommée « Les Immortels » portent un masque d'argent. Le Grand méchant du Royaume de Ga'hoole est une chouette portant un casque cachant sa laideur et sa défiguration.

Reste le cas Watchmen où les masques jouent évidemment un rôle essentiel et ambigu soulignant l'ambivalence des Héros qui ne sont pas des super Héros: ils ne possèdent pas de super pouvoir, excepté Adrian et le Dr Manhattan, et ces deux personnages sont d'ailleurs les moins humains de tous, les plus dénué de compassion. Ils sont presque passés de l'autre coté, du coté de la machine qui calcule les risques et ce n'est donc pas innocent si Adrian est le grand maitre qui échafaude le plan diabolique du film en se servant justement de l'énergie surhumaine du Dr Manhattan, chez qui il reste certes encore une part d'humanité mais celle-ci tend à se résorber. Les individus tués et détruits chez Snyder sont la plupart du temps des être chez qui l'humanité est en train de disparaitre ou a disparu et qui se rapprochent plus de l'inhumain, du monstre, du difforme, et de l'anormal. Cela se vérifie de manière frappante dans Sucker Punch où un des soldats allemands perds son masque à oxygène laissant apparaitre un visage humain. Baby Doll qui dézingue tout ce qui bouge et aurait l'occasion de le supprimer (surtout qu'il transporte la carte recherchée) ne le fait pas et l'épargne. Comme si la preuve faite de l'humanité du personnage empêchait le geste de suppression de Baby Doll alors qu'à l'inverse au début de la séquence le vieillard qui les briefe avant chaque "mission" leur lance "N'ayez pas peur de les tuer... Ils sont déjà morts." Tout est dit.

A l'opposé d'Adrian et du Dr Manhattan il y'a Rorschasch et le Comédien, individus instables, passionnels, acharnés et incontrôlables car débordant d'énergie. Eux sont humain plus qu'humain! Et notre sympathie va directement vers eux malgré leur ambiguité morale. Il faut les voir crier, hurler, pleurer même car eux ont compris, ils ont vu le vrai visage de l'humanité, celle sous le masque et ils ne peuvent pas s'en remettre : ils n'y ont trouvé aucune morale, que la cruauté et la laideur tel les visages des « Immortels » de 300. Rien à sauver, pas de destin ou de bonheur à atteindre juste un simulacre d'ordre et de rigueur (la rigueur du robot) dissimulant le chaos qui menace de poindre à chaque instant. L'histoire humaine est fondé sur les morts, jalonnée de meurtres et de sacrifices nécessaires à la survie de l'humanité tel celui des spartiates ou celui de Rorschasch qui, à la fin de Watchmen dans une des plus belles séquences du film, enlève volontairement son masque et revendique une dernière fois sa nature humaine, violente, pulsionnelle, mais aussi touchante, car imparfaite, en face du trop parfait Dr Manhattan qui peut tout changer sauf, et il le dit, cette « nature humaine » qui pose problème. Elle le dépasse: à la fois terrible, mystérieuse, et incontrôlable.

Il n'y a ni destin, ni but véritable chez Snyder (Le Royaume de Ga'hoole est l'exception à ce constat même si le film travaille aussi autour de l'idée des fantasmes mythiques improbables et incroyables comme dans Sucker Punch où l'idée de but et l'idée d'une destinée sont des valeurs crées de toutes pièces par l'être humain et ses fantasmes et ne sont en aucun cas volonté divine ou message de la providence.). L'absurdité du monde et de l'homme tend à s'affirmer: « Rien ne finit, rien ne finit jamais » dit d'ailleurs Laurie au Hibou à la fin de Watchmen. Le monde est « éternel devenir » sans cause et sans finalité, tout recommence en prenant des formes différentes. « It's a joke, a big joke » dit le comédien en pleurant au chevet de Moloch, son pire ennemi. Pas de bien et de mal, pas de moral. Le Comédien est autant celui qui combat Moloch que celui qui exécuta Kennedy le 22 novembre 1963 comme on peut le voir dans le générique de début. Il n'y a pas de valeurs fixes et il n'y a plus vraiment de sens.

Voilà pour la tristesse qui se dégage du cinéma de Snyder mais la conception joyeusement triste s'affirme. Snyder pratique un cinéma du pied de nez en direction du spectateur, et instaure une subtile distanciation dans tous ses films, nous arrachant parfois un sourire là où il y'aurait lieu de pleurer. Ainsi les restes sanglants de Rorschach

sur la neige évoquent aussi bien son masque que le smiley sympathique et souriant des Watchmen. Un smiley taché du sang du comédien au début du film tandis qu'à la fin, inversement c'est sur le tee shirt d'un journaliste que nous le retrouvons. Ce dernier fait alors tomber du ketchup sur le smiley recréant ainsi le motif de début. Un motif perverti ironiquement dans un
glissement du sacré au profane tandis que la reconvoquation du geste rend compliquer toute tentative de donner du sens au motif. Et dans Sucker Punch Snyder cite directement Watchmen avec le bouton de Baby Doll filmé en train de chuter au ralenti et renvoyant ainsi au Pim's du Comédien qui tombait du gratte ciel au début du film.

Snyder fait un cinéma où l'artifice et l'irréalisme vidéoludique côtoie la cruauté et l'hyper réalisme de la violence. Il mélange et dynamite les genres, se fout de l'anachronisme. Watchmen pourrait presque être un film noir des années 40 (la pluie, la voix off, les flash back, les frontières douteuses entre bien et mal et le personnage de Rorschach, clone bogartien tout droit sorti du Grand Sommeil de Hawks) mais il est aussi un film de super héros, un film de science fiction (voyage sur Mars) et évidemment un grand film d'action. Quand à Sucker Punch inutile d'en parler il faut plutôt lire la critique de Clément qui approfondit parfaitement l'idée.

Bref, le cinéaste mélange, retravaille, modifie sans jamais effacer le modèle. C'est ce que montre par exemple le très beau travail effectué sur la musique dans Sucker Punch où les morceaux sont modifiés, remixés et se présentent à l'oreille en mêlant la saveur exquise du "déjà entendu" et celle surprenante de la nouveauté.

Il y'a aussi ce goût ultra prononcé chez le cinéaste pour le typage fort et expressif, presque Eisensteinien (voir La Grève), de ses personnages. Il faut voir la tête de Nixon dans Watchmen, celle de l'immonde cuisinier (il faudrait se pencher sur le rapport à la nourriture chez le cinéaste par ailleurs...) ou du maire abjecte dans Sucker Punch. Les méchants sont physiquements repoussants. Leurs physiques deviennent reflets de leurs cruautés, de leurs ressentiments et de leurs faiblesses tel le bossu de 300. Les visages putréfiés et difformes abondent tel celui du chef allemand dans Sucker Punch, ou ceux des zombies de L'armée des Morts évidemment. La dégradation de la chaire devient symbole de la dégradation de l'âme. Le devenir-cadavre attend tous les individus (Rorschasch symboliquement brûle le visage d'un prisonnier à l'huile bouillante).

Pour les Héros il s'agit alors de lutter, de repousser l'échéance. La scène d'action, le combat devient l'acte affirmateur de la vie. Ce principe est poussé à sa limite avec Sucker Punch où jamais la gratuité apparente des séquences de combat n'a autant sauté aux yeux. Les séquences de combat sont juste un substitut, un clou quasi autonome et spectaculaire ne faisant non pas avancer foncièrement le récit vers sa résolution mais lui permettant paradoxalement de survivre encore un peu. Sans cette capacité de Baby Doll à puiser en elle les ressources de danser, donc de lutter -ce qui se matérialise à l'écran par les combats- le récit ne pourrait exister, il n'y aurait que la lobotomisation.

Le mouvement est ainsi ce qui est toujours recherché par le cinéaste comme contrepoint à la rigidité mécanique du zombie ou du cadavre. Ainsi fonctionne Sucker Punch: immobilisée sur une chaise, prête à être lobotomisée, Baby Doll s'échappe dans ses fantasmes. Les corps qui sautent, virevoltent, frappent, exercent une véritable fascination pour Snyder. Si les combats et les séquences d'action remplacent les danses de Baby Doll c'est car l'affrontement, la vie comme combat, est l'essence même des oeuvre du cinéaste. La scène d'action est Danse (voir la critique de Clément sur l'aspect chorégraphique de ces séquences), ballet, et symbolise l'état d'esprit des personnages et la puissance de leurs convictions. Combattre c'est encore se sentir en vie pour les Héros qui ne se rendent et n'abdiquent jamais tel Rorschach dans Watchmen qui, cerné par la police, tente quand même sa chance et fini immobilisé à terre.

D'où, découlant aussi de cela, l'usage du ralenti (la grande marque de fabrique du cinéaste), qui me semble posséder une valeur inverse à celle véhiculer par exemple chez Peckinpah dans son usage récurent du procédé. Chez Peckinpah le ralenti incarne le devenir-mort du personnage, sa chute, une vie qui s'arrête tout comme l'image symboliquement dans le ralenti tendrait à se figer.

Chez Snyder le ralenti est puissance de vie, affirmation du corps, de sa grâce et de son rayonnement. Le cinéaste flirte dangereusement avec l'immobilisme (qui est le ralenti arrivé à son terme) pour mieux souligner la victoire du mouvement qui appelle paradoxalement le procédé formel, le réclame et montre ainsi cette valse dangereuse mais excitante des personnages avec l'immobilisme/ la mort que vient incarner le ralenti. Cela dans le but de souligner que c'est au plus près du danger et de la mort que ses personnages se sentiront le plus en vie.

Le ralenti intervient ainsi majoritairement dans les scènes d'action et de combat pour sidérer et mettre en avant la beauté du geste dans sa préparation et son exécution. Il tend à immortaliser le geste pour l'éternité et à augmenter la puissance d'impact qu'aura par exemple un coup de sabre ou d'épée. Dans ce cas précis il renforce le déchainement énergétique à venir en le retenant au maximum avant de le libérer dans des plans défouloir et jouissif présents dans toutes les oeuvres.

Les Héros chez Snyder ont besoin de se défouler, de dépenser leur énergie et d'assouvir leurs pulsions trop longtemps contenues, bref de se libérer (autre grand thème de Sucker Punch: conquérir sa liberté). Pulsions qui s'incarnent dans ce désir destructeur de tout faire partir en fumée, de tout faire « péter ».Les motifs visuels du feu et des explosions gigantesques sont ainsi présents dans tous les films: à la fin du générique de début de Watchmen un personnage allume un cocktail molotov, le lance et fait tout exploser, seul subsiste un torrent de feu et tout disparaît alors que rien n'a encore commencer. Dans Sucker Punch Snyder reprend le même geste, à la fin cette fois, lorsque Baby Doll lance un cocktail molotov pour faire brûler le bordel/asile pour créer une diversion et sur la bouteille qu'elle utilise (que nous avions déjà vu à coté de Sweet Pea plus tôt dans le film) le spectateur attentif remarquera qu'il est écrit "Paradise", mot qui se trouve sur l'affiche à droite du cadre dans le tout dernier plan du film. Le paradis snyderien se mêle à l'idée de l'enfer (les flammes, l'expiation des péchés) dans un mélange qui dynamite toutes les valeurs classiques. Le Comédien a quand à lui recours au lance flamme, Rorschach gratte des allumettes pour bruler avec une bouteille de spray les polic

iers l'assiégeant tandis que dans L'armée des morts un des personnages se sacrifie en faisant exploser un bidon de gaz tuant ainsi tous les zombies et même dans 300, film rétif à priori à toute explosion vu son époque, Snyder trouve le moyen d'en inclure. Quand à Sucker Punch ce n'est pas innocent si la mission où la team Baby Doll échoue est celle où elles doivent désamorcer une bombe menaçant de faire exploser une ville qui ressemble d'ailleurs comme deux gouttes d'eaux à New York (et remember Watchmen et sa destruction sublime de la grosse pomme à la fin du film!). La bombe explosera, il n'y a définitivement pas grand chose à sauver pour Snyder.

Le style du cinéaste est donc, pardonnez moi l'expression, littéralement explosif. Pourquoi? Cela tient à la nature de ses Héros. Dans cette volonté de brûler et de consommer littéralement l'énergie il y'a le sursaut de la vie luttant pour s'imposer, volonté de puissance pure et belle car elle est avant tout puissance de la volonté (Sucker Punch n'est finalement rien d'autre que cet effort magistral pour s'en sortir, s'évader, se forcer à danser en libérant cette volonté de puissance primaire qu'incarne les scènes d'action fantasmées de Baby Doll). Aucun compromis tel est le crédo des personnages de Snyder (Léonidas refuse de négocier dans 300, tout comme Rorschasch ou Baby Doll.).

Les Héros de Snyder sont presque dionysiaques au sens Nietzschéen du terme: ils sont caractérisés par un trop plein de force. Dans L'armée des morts les personnages s'amusent à désigner à un sniper un zombie à leur pied leur faisant penser à une célébrité. Celui ci leur éclate alors littéralement la tête. L'image est forte et possède un caractère choquant moralement. Impossible en effet de faire l'impasse sur le fait qu'il y'a eu un être humain derrière le zombie.L'aspect comique du moment aussi est important et apporte un contre point dissonant à la situation désespérée des personnages renforçant l'idée de cette conception dionysiaque « joyeusement triste » du monde.

L'homme est cruel chez Snyder, c'est un fait, il aime la violence et le sang. D'où le fait que l'on ait pu critiquer de manière superficielle l'idéologie véhiculée par des films comme 300 ou Watchmen. Snyder est au contraire génial car il nous met face à face avec la nature humaine profonde, la vérité viscérale de l'être humain, la vérité terre à terre, celle où il n'y a plus de belles valeurs morales qui tiennent, où les frontières du bien et du mal sont poreuses et se brouillent et où seul subsistent des individus luttant pour conserver et affirmer leur part terrible d'humanité.

Pour Nietzsche vouloir revient à créer. L'homme est profondément artiste et l'Artiste avec un grand A est la figure ultime nietzschéenne, l'esprit libre, celui qui affirme le pouvoir des apparences et de la création, qui recherche l'ivresse dionysiaque, qui se tient sans peur face au chaos du monde. Découlant alors de cela il faudrait rajouter le concept deleuzien qui affirmait que créer c'est résister. Tout est là, les Héros de Snyder résistent et Baby Doll devient alors la figure emblématique parfaite de ce principe. Sa volonté, constituée par la pulsion dominante de vie, appelle la création imaginaire du fantasme qui permet de résister au réel insupportable et d'atteindre la liberté. Cette liberté que Nietzsche décrivait comme « quelque chose qu'à la fois on a et on n'a pas, que l'on veut, que l'on conquiert... ».

Et, à travers Baby Doll celui que l'on aperçoit c'est bien Snyder et sa conception d'un cinéma libre, marquant, situé par delà bien et mal dans le but d'ausculter sans complexe, sans "crainte", les tréfonds de la nature humaine.

Pierre Andrieux