mardi 22 février 2011

JEWISH CONNECTION : Filmage Extatique



''C'est bien là notre bonheur humain : un moment l'extase nous berce au fil du courant, puis il nous faut ramer douloureusement contre elle...", Hector Bernier.

Publié par Thomas K.


Jewish Connection (titre original : Holly Rollers ; encore un titre anglais traduit par un autre titre anglais qui fera plus sensation auprès des Français que nous sommes -enfin bref) est le premier film de Kevin Asch. Il raconte l'histoire, inspirée de faits réels, de Sammy Gold, jeune homme appartenant à la communauté juive pratiquante New Yorkaise, qui pour s'émanciper du déterminisme de sa condition deviendra passeur pour un réseau de trafic d'ecstasy.

Jesse Eisenberg (Adventure Land, Zombieland, The Social Network) joue le rôle de Sammy. Eisenberg cultive les personnages de marginaux à la pensée systématisée, à la sexualité refoulée, comme une forme d'autisme qui lui confère une fragilité touchante. Il campe un peu le même rôle dans toute sa pour l'instant courte filmographie (nous ne demandons qu'à ce qu'elle s'étoffe !), mais il faut dire qu'il le fait avec tellement d'aisance et de crédibilité que cela marche à chaque fois. Gageons qu'il saura nous surprendre avec des rôles à contre-emploi.

Sammy est donc un de ces personnages isolé de la furie du monde extérieur. Le film insiste beaucoup sur le monde très réglementé de la communauté juive pratiquante. Sammy n'est pas maître de son destin, il ne peut choisir sa femme, son avenir. Il est destiné à devenir Rabbin. Point. Sa remise en question de sa place dans la communauté en devient une première trahison en soi. Cette trahison des mœurs est visible lorsqu'il tente d'approcher la fille qui lui est destinée alors qu'il n'a pas le droit de lui parler, ou lorsqu'il observe son voisin Yossef mater des films pornos.

Pour être libre, Sammy pousse simplement la trahison à son paroxysme : il devient passeur pour un réseau de trafic d'ecstasy. Introduit par Yossef, le rebelle, il mène alors une double vie et découvre le monde, l'argent, les filles, pendant que son ami Léon le bon pratiquant se refuse à cette infamie et s'engage corps et âme dans la foi. Comme dans Social Network, la décadence du personnage naît d'un rejet : il n'est pas accepté par la famille de la fille qu'il devait épouser. Un rejet symbolique ; il n'a pas sa place dans cette communauté.
Renié par sa famille qui finit par comprendre de quoi retournent ses activités, il trouve sa stabilité dans le trafic et ses organisateurs : Jackie, le boss, Rachel, la copine du boss, et Yossef. Une nouvelle famille en quelque sorte, plus glamour, plus frénétique, plus excitante. Mais cette stabilité est illusoire.

Le film prend un parti-pris formel surprenant d'audace et de maîtrise : une utilisation constante et jusqu'au-boutiste du flou et de la mise au point. Il est intéressant de noter que j'utilise l'expression ''jusqu'au-boutiste'' dans presque tous mes articles depuis le début d'année. A croire que le cinéma de 2011 sera sans compromis.
Ici, l'utilisation du flou qui aboutit à une mise au point pour rendre enfin les personnages nets donne la sensation d'un ''filmage sous pilules'', d'un film-extase, à mettre en rapport évidemment avec l'activité frauduleuse de Sammy. Mais pas seulement. Le flou traduit cette confusion du personnage, tiraillé entre sa vie religieuse tyrannique et sa vie frauduleuse remplies de sensations effrayantes et inconnues. Il est également l'expression d'une barrière ; celle entre Sammy et sa communauté, lorsque le flou l'isole et en fait une figure d'esseulement.
La constance de la dynamique flou/mise au point fait jaillir les plans complètement nets du début à la fin. Dans ces plans, la séparation, l'incommunicabilité sont d'autant plus fortes, puisque la forme filmique (le flou) n'est plus là pour éloigner les personnages, ils peuvent enfin se rapprocher. Mais, comme dans ce plan terrible où Sammy est assis avec la jeune fille qui lui est promise, le rapprochement n'a pas lieu.

La séquence de la boîte de nuit, lorsque Sammy goûte pour la première fois à l'extase de l'ecstasy, illustre bien ce propos. Le filmage de cette scène, s'il reste conventionnel et générationnel (flashs stroboscopiques, couleur rouge criarde, caméra portée proche des corps,...), est efficace. Mais c'est juste après, dans la voiture, que vient la ligne de dialogue clé : quand Rachel, sous l'emprise de la drogue, parle de l'effet que l'ecstasy a sur elle ; elle ''voit flou, puis net''. Le film s'apparente donc bien à une perception altérée, une image extatique toujours sur la brèche.

L'instabilité de la caméra portée accompagne l'esthétique du flou. On a une esthétique de la perdition, du balancement. Le cadre bouge, bascule, opère des culbutes. Le réalisateur sait bien que nous connaissons ce genre de films, on en a déjà vus. Le scénario n'a pas grand-chose d'original, et la dramaturgie s'opère d'une manière classique et assez convenu. En fait, la dynamique dramaturgique du film (rejet, manque, ascension, extase, chute, rédemption) est un postulat au film lui-même.
C'est en assumant complètement cette idée que Asch fait de son film un objet instable et titubant, puisque nous savons très bien avant même que cela ne se produise que la situation de Sammy dans le réseau est précaire, vouée à la perte d'équilibre, la chute.Yossef, le mentor, le lui dit bien : ''Jackie doesn't like smart guys. He can drop you just like that''.

Le plan où Sammy et Yossef courent sur le pont est parfaitement net et parfaitement stable. Un très beau plan, bien léché, et paradoxalement narrativement sous ecstasy (les personnages sont drogués lors de cette scène). Ce plan exprime une stabilité trouvée dans l'exercice de la drogue et des extrêmes. Un moment au sommet, quand tout va bien, tout roule, tout coule. Ce plan entre en résonance avec un autre plan à la fin du film, sur le même pont. Sammy marche seul, et l'arrière-plan est devenu flou. Ce lieu parfait de netteté et d'accomplissement est devenu le théâtre de la perdition.

ATTENTION SPOILERS

La fin du film est très belle. Sammy subit une double-trahison. Celle de Yossef, qui l'abandonne. Et celle de Leon. Cette dernière trahison est presque une trahison de la foi. Alors que Sammy était venu chercher de l'aide, une écoute, désespéré, Leon le dénonce, sans discussion, sans émotion, sans empathie. Les sirènes de police se rapprochent, comme une fatalité. Le tout dans le tout, Sammy ne fait que passer d'une prison à une autre. Nous regretterons le dernier plan, la réunion avec le père, qui tombe comme un cheveu sur la soupe, un peu simple, une peu convenu. Le film aurait pu finir sur la fatalité du sort de Sammy. Plus triste, certes, mais plus beau.

FIN DES SPOILERS.

En résumé, Jewish Connection est un beau parti-pris formel, déroutant, éreintant parfois (on ne peut s'empêcher de se dire ''arrête de bouger !'' ou ''quand est-ce que ça devient net ?!'' à quelques reprises), en tous cas original et audacieux, qui transcende complètement une histoire un peu convenue, mais portée avec brio par le formidable Jesse Eisenberg. Une histoire froide ou l'amour et la loyauté n'ont plus vraiment de valeur, une histoire qui nous perd dans un dédale de codes, de sensations et de sentiments confus, à l'image de la forme même du filmage, comme une extase refoulée, un état de transe disparate et insidieux qui dit la difficulté de s'incarner dans la vie et la société.

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Thomas K.

mercredi 16 février 2011

ARRIETTY : le petit monde des Chapardeurs


"Chaque fois qu'un enfant dit : je ne crois pas au fées, il y a quelque part une petite fée qui meurt", sir James Matthew Barrie.

Publié par Thomas K.

Arrietty est une jeune fille de quatorze ans d'une dizaine de centimètres. Elle vit avec son père et sa mère, cachée dans une maison faite de briques. Ce sont des chapardeurs, pour survivre, ils doivent s'aventurer dans l'immensité du monde des humains pour voler ce dont ils ont besoin, et seulement ce dont ils ont besoin.

La nouvelle production des studios Ghibli (dont Myazaki co-signe le scénario) reprend l'histoire du roman de Mary Norton The Borrowers, qui avait déjà été adapté en dessin animé par les américains à la fin des années 1990. L'histoire semble avoir été ressassée, charriée des dizaines de fois dans l'histoire du Cinéma : des êtres miniatures pour qui les éléments de notre quotidien comme les insectes, les meubles, la pluie, deviennent de terribles dangers et obstacles, cela rappelle Chérie j'ai rétréci les gosses, Alice au pays des merveilles, Les Sorcières de Nicolas Roeg, et tous ces films et dessins animés où le personnage est changé en petit animal et doit redécouvrir le monde sous un point de vu rétréci.

Bref, pourquoi aller voir un énième film où les chats deviennent des monstres et les commodes des montagnes à gravir ? Parce que quand le studio Ghibli s'empare de l'affaire, on est plongé dans un monde enchanteur. Dans Arrietty, tout est histoire d'immersion et de poésie. Jamais le quotidien d'un être miniature n'aura paru si...quotidien. En effet, le récit comporte très peu d'éléments narratifs forts. On est loin des rebondissements de Mononoké ou Chihiro. Ici, on se rapproche peut-être plus de Totoro, dans le fait que tout est affaire de découverte, d'accompagnement des personnages, d'émerveillement.

Au service de cette immersion, évidemment, le graphisme. C'est beau, plein de couleurs, la magie opère comme à chaque fois avec Ghibli. On en prend plein les mirettes, et on ne s'en lasse pas. Le film passe même trop vite ! L'animation est fluide, inventive. Il faut voir le vent qui emporte Arrietty, la nonchalance du chat, les grosses grosses gouttes de la pluie, la mouvance écoeurante et fascinante des insectes...

Le film comporte tout un tas de petites drôleries, une armada de petits détails, comme l'utilisation du scotch pour faire des ventouses, les crises d'angoisse de la mère, les photos qui constituent des faux paysage dans la petite maison de briques, les escaliers faits de clous...on a même le droit à un moment très drôle lorsqu'un corbeau vient se coincer la tête dans la fenêtre. Le film fait beaucoup sourire, parce que tout est si mignon dans ce petit univers.
Mais la rencontre avec Sho, un enfant malade venu se reposer dans la maison de sa grand-mère, celle où vivent cachés les Chapardeurs, vient contre-balancer un peu cette légèreté. Une amitié impossible naît entre lui et la petite Arrietty. Une amitié ou un amour ? Cela reste assez ambigüe, subtil, plein de non-dits. Sho fera tout pour se rapprocher des petits êtres, et les aider, mais de ses bonnes intentions naîtront des évènements qui mettront la famille en péril.

Mais malgré ce péril, le film ne s'affole jamais. Il préfère se concentrer sur la coopération entre Arrietty et Sho de manière presque passive, contemplative. Une grande émotion s'en trouve véhiculée. Le film cultive d'ailleurs les moments de stase, de latence ; le personnage de Sho, malade du coeur, est un corps de la mobilité réduite. On le retrouve souvent allongé dans l'herbe, ou couché dans son lit. Il ne peut pas aller trop loin à pied, il est limité, tout comme le personnage d'Arrietty qui doit prendre soin de ne pas se faire voir, et qui doit éviter les excursions dangereuses. C'est dans le cadre de l'analogie de leurs limites que ces deux êtres fragiles s'identifieront l'un à l'autre.

Contre ces moments de stases qui tendent à rapprocher les protagonistes, le film fait ressortir le grand mouvement souterrain du monde. A travers Arrietty, corps de l'énergie à dépenser, celle de la fougue de la jeunesse, corps vecteur qui se fait le relais de ce mouvement, nous découvrons les balancements de la nature, des êtres qui l'habitent, les mouvements des feuilles sous le vent, des insectes sous la pluie, de tout ce qui se meut avec une force et une vitalité invisibles pour les humains.

Les adieux, dans leur simplicité et leur formalité, sont déchirants. C'est ça, Arrietty, l'impression d'une poésie prégnante et enchanteresse qui part d'une simplicité assumée. Un pas grand-chose, des petits détails, qui portent une rencontre d'une impossibilité bouleversante. Comme avec chihiro ou Mononoké, on sort du film un peu mélancolique. Il est tellement facile de s'attacher à des personnages animés, lorsqu'ils sont si bien animés.
Arrietty nous fait découvrir son petit univers, mais doit redécouvrir le monde, ses merveilles, finissant ainsi sur un même statut de spectateur que nous, tout comme Sho qui découvrait l'existence des Chapardeurs. S'émerveiller du monde qui nous entoure, c'est encore le meilleur moyen de combattre la fatalité du destin.

Avec son charme, son innocence, sa fausse naïveté teintée d'une profonde mélancolie, Arrietty : le petit monde des Chapardeurs saura émouvoir et amuser ceux qui ont la chance d'avoir gardé leur âme d'enfant.

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Thomas K.

mardi 15 février 2011

Les Chemins de la Liberté : la route du désespoir


"Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie", Blaise Pascal.

"Je suis comme la Liberté, partout et nulle part à la fois", Tommy Lee Kins.

Publié par Thomas K.


Peter Weir peut se vanter d'avoir réalisé des films devenus cultes : Witness, Le Cercle des poètes disparus, The Truman Show. Les Chemins de la Liberté nous conte l'histoire vraie d'un groupe de prisonniers échappés du Goulag en Sibérie qui vont arpenter les terres hostiles qui séparent le pays glacé de l'Inde, alors sous contrôle anglais (nous sommes en 1940).
Dépaysement garanti : le petit groupe traverse des forêts enneigées, des déserts infinis, des montages sinueuses, des lacs majestueux...on ne peut que rester pantois devant la beauté des paysages, et le tour de force de la photographie. Les Chemins de la Liberté : un tournage monstre. Les personnages subissent des tempêtes de neige, de sable, éprouvent la faim, la soif, l'épuisement. On en arrive à un stade où cela n'est même plus du jeu : on ressent la détresse corporelle, on finit le film affamés et assoiffés avec eux. Les corps des acteurs sont d'ailleurs victimes d'impressionnantes déformations physiques : maigreur, brûlures, blessures, ...

En parlant des acteurs, faisons donc une mention spéciale pour Ed Harris, dont le visage sculpté par les conditions extrêmes de la survie dégage une force et une présence hors du commun, pour Colin Farrel qui trouve ici un rôle à contre-emploi assumé avec brio, et enfin pour Saoirse Ronan, qu'on a pu voir dans le rôle principal de Lovely Bones. La jeune fille est juste magnifique. Pas magnifique comme pourrait l'être Scarlett Johanson ou Jessica Alba, mais magnifique de par la pureté, l'innocence, la tendresse qu'elle dégage. Un véritable rayon de lumière dans le film, qui aura tôt fait de faire fondre le cœur des spectateurs et des personnages.

Le traitement réservé à ceux-ci en est d'autant plus cruel. Car le film est traversé par un profond désespoir, comme un postulat, une toile de fond. Mais il a l'intelligence d'éviter le pathétisme et la larme à l'oeil pour nous offrir un désespoir plus profond, diffus, disparate, mais constamment présent. Dans la confusion des caméras portées proche des corps dans la mine, dans la forêt, ou dans les plans larges qui nous montrent la troupe perdue dans l'infini du désert, il est là, comme une fatalité, celle qu'il n'y a nulle part où aller, et tellement de chemin à parcourir. Il est tangible dés la première séquence, d'une mise en scène très sobre, mais, grâce aux acteurs, tellement efficace. Le film remue, il noue l'estomac, serre les viscères, contracte la gorge. On ne peut pas rester insensible.

Point négatif : le film demande un certain temps avant que l'immersion fonctionne. Cela est dû à des ellipses, des sautes d'une scène à une autre parfois abruptes qui, si elles ont le mérite d'éloigner le film d'un traditionalisme hollywoodien (celui de l'empathie dans la continuité), ne favorise pas ni la compréhension ni l'identification. Bien que le film soit long (un peu plus de 2h00), on a parfois du mal à ressentir le temps, celui qui est mis pour traverser les espaces, la faute à des raccourcis pas toujours bien calibrés. Mais on comprend que des choix ont dû être opérés, au vu de l'incroyable longueur de la route arpentée. De plus, toute la traversée du désert fait magistralement ressentir ce temps qui passe, qui s'abat sur les personnages.

Tout n'est pas noir dans le film, des tolérances, des relations de filiation et d'amitié s'installent subtilement et de manière très belle. Les Chemins de la Liberté est une très belle aventure humaine (depuis notre salle de cinéma). Mais lorsque les vies s'effacent après un dernier regard mélancolique pour les compagnons d'infortune dans le désert, lorsque les âmes s'éteignent sans bruit dans le silence de la nature toute puissante, on ne peut s'empêcher de penser que tout était foutu d'avance, que rien n'est récompensé, que c'est injuste.
Même les survivants n'auront pas de réel traitement de faveur : l'un d'eux disparaît du récit de manière abrupte, un autre survit pour repartir à la guerre, et le "héros" n'a rien à faire que de continuer à marcher en attendant de pouvoir rentrer chez lui, quand Staline sera tombé : "I'll just keep walking". Nulle part où aller.

Et si le film se termine sur un magnifique espace Tibétain, la conclusion insiste sur tout le temps qu'il se passe jusqu'à le chute de l'URSS stalinienne, à grand renfort de rappels de dates et d'évènements. Tout ce temps où le personnage ne peut pas rentrer, tout ce temps à attendre. Là, on le sent passer, le temps. Les derniers plans de retrouvailles nous le font d'autant plus ressentir. Ils nous font ressentir que c'est trop tard (par un beau jeu d'alternance des corps jeunes et vieillis), que la foutu machine historique s'est mise entre les vies, et que rien ne l'arrête, ou alors elle s'arrête bien trop tard.

Les Chemins de la Liberté est un très beau film sur la volonté humaine, un film désespéré qui va jusqu'au bout, tout au bout de la route, un film sur le corps, la force des relations, et la tristesse de la condition fragile des hommes.

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Thomas K.

lundi 14 février 2011

A King's Speech

Lionel Logue: [as George "Berty" is lighting up a cigarette] Please don't do that.
King George VI: I'm sorry?
Lionel Logue: I believe sucking smoke into your lungs will kill you.
King George VI: My physicians say it relaxes the throat.
Lionel Logue: They're idiots.
King George VI: They've all been knighted.
Lionel Logue: Makes it official then.

Le discours d'un roi fait partie de ces films auxquels on ne peut pas reprocher grand chose. Sujet historique sérieux, casting irréprochable, mise en scène intelligente, bref le profil parfait pour un triomphe aux oscars.

Pourtant on sort du cinéma avec l'impression d'avoir vu un film sans surprise, bien à l'aise dans un certain confort narrative. Comme si les nombreuses qualités du film n'avait pas eu l'emprise émotionnelle promise par la promotion du film du film et donc attendue.

Hooper, nouvelle figure du cinéma britannique traite pourtant le sujet avec une réelle audace artistique et l'alchimie entre les comédiens est notable. C'est le traitement du corps du personnage qui nous étonne le plus et fait du discours d'un roi, un drame historique dont la forme dévie largement du mode de représentation ample et stable que l'on attribut habituellement aux films du genre.

Le visage de Colin Firth, filmé en gros plan, se pare d'une lumière blanchâtre affolante alors qu'il semble déformé par une déstabilisante focale. Hooper convoque ici les moyens de mise en scène les plus ingénieux pour traduire à l'image le malaise intérieur du personnage, rongé par la timidité et la peur de l'échec, terrorisé à l'idée de dévoiler au public son handicap.

On retient également l'utilisation récurrente de la steady-cam (caméra portée)en grand angle qui colle le dos du roi dans le moindre de ses déplacements. Un choix de mise en scène qui finit de nous convaincre et nous donne à penser que Hooper opte ici pour le traitement d'un sujet historique avec les armes du cinéma contemporain : Semi-instabilité du plan mobile, proximité des corps pour une immersion physique du spectateur ou encore décadrage constant des visages dans le cadre. Cependant, au même moment, Aronofsky montre avec Black Swan non pas les futurs promesses de telles choix esthétiques mais bien leur utilisation paroxysmique au service d'un chef d'œuvre de modernité et d'immersion spectatorielle.

Reste que le corps de Colin Firth est tout entier travaillé, modelé, mis en avant, et pour cause, c'est précisément ce corps indomptable et rebelle qui est le centre du récit, de la même manière que celui de Nathalie Portman dans le film d'Aronovsky. Le discours d'un roi tend finalement à faire abstraction du contexte historique, relayer en arrière plan dramatique pour mieux mettre en avant l'histoire d'une amitié qui unit le roi d'Angleterre et son orthophoniste interprété par Geoffrey Rush.

L'alchimie entre les deux hommes que tout opposent séduit. Le duel devient vite duo et la méfiance laisse place à l'entraide et au respect mutuel. Car ce sont deux géants qui s'échangent la balle. Le travail de composition de Firth sur la diction du personnage et son attitude renfermée s'accorde harmonieusement avec la mise en scène du corps par Hooper. En face de lui, Geoffrey Rush est tout simplement immense, une véritable leçon de jeu et c'est peu dire puisqu'il interprète ici un spécialiste du langage et de la diction, un homme qui contrôle son corps à la perfection et en fait son allier.

Toute la dialectique du film est là. Le discours d'un roi, comme Black Swan, est un film sur la maitrise du corps, qui ici s'exprime dans la naissance d'une amitié entre deux protagonistes, l'un à la recherche de cette maitrise, l'autre à la recherche de la reconnaissance de celle-ci. Tout est là donc.

On se demande alors pourquoi sort-on de la salle avec la banale sensation de n'avoir vu qu'un beau film, alors que l'on ressort de Black Swan, perdu, exténué, vide et comblé en même temps ?

Surement parce que le meilleur film de l'année n'est peut être pas celui que l'on pense.


dimanche 13 février 2011

Carancho Pablo Trapero


Le dernier film du réalisateur, producteur et monteur argentin Pablo Trapero s'avère être une bonne surprise et se révèle intéressant dans ses partis pris formels. Jusqu'au boutiste, tel est véritablement l'expression qui conviendrait le mieux à mes yeux pour définir une oeuvre dure, étouffante et sans compromis.

Le récit, se déroulant en Argentine, suit le destin de deux personnages: d'un coté Lujan une jeune docteur travaillant de nuit dans un hopital de Buenos Aires et intervenant directement en urgence sur les lieux des accidents et de l'autre Sosa avocat peu scrupuleux aux services de compagnies d'assurances, encore moins scrupuleuse, et s'engraissant malhonnêtement sur le dos des victimes d'accidents de la route. Les deux personnages tombent amoureux l'un de l'autre et entament une relation mouvementée.

On pense à un premier niveau immédiatement au film de Scorsèse A Tombeaux Ouverts qui suivait aussi les pérégrinations d'un urgentiste (Nicolas Cage) sur un mode hallucinatoire.Effectivement les visions de la ville dans les deux films se rejoignent: vision crépusculaire, un brin sordide et inconfortable avec une volonté très forte chez Trapero de coller au plus près de ses personnages.

D'où le recours très majoritairement au gros plan, et même au très gros plan ainsi qu'à la caméra épaule vacillante, suivant le mouvement quasi constant des protagonistes (voir par exemple le montage alterné du début du film annonçant parfaitement la couleur.)

Il en résulte un effet anxiogène et oppressant, particulièrement remarquable, sur le spectateur. Cette recherche d'une immersion brute et ininterrompu est le moteur formel du film. La forme, s'accordant ici avec le fond, devient le reflet de l'état de nos personnages. Ceux ci suffoquent, sont à cours d'énergie alors qu'on leur en demande toujours plus. Ils ont la tête sous l'eau et par conséquent nous aussi. Et Trapero distille avec maestria les bouffées d'air nous permettant de tenir le coup.

Cette manière qu'à le cinéaste de ne jamais vouloir quitter des yeux ses deux protagonistes est particulièrement intéressante. Ainsi celui-ci nous refuse symboliquement bien souvent tout contre champs sur ce qu'un personnage regarde hors cadre (un exemple parmi d'autre: la télévision). Le spectateur qui se trouve un brin frustré est amené uniquement à contempler les corps et les visages des deux héros.

Des corps dont la destinée est de souffrir, des corps marqués, contusionnés et comme contaminé petit à petit par l'atmosphère morbide au sein de laquelle ils évoluent. Le devenir-cadavre des personnages plane au dessus de leur têtes et chaque explosion de violence qui les touche les entraine un peu plus vers le fond. Cela jusqu'à l'ultime séquence au dénouement cruel et ironique à la saveur amer.

D'où aussi le quasi-refus de toute beauté esthétique des acteurs ayant les traits tirés et le teint de peau tirant vers le jaune post-mortem. Lujan et Sosa sont désespérément à la recherche d'un échappatoire (la drogue à un premier niveau, la tentative de fuite à un second).

Mais toutes leurs tentatives ne sont qu'un maigre sursaut énergétique (parfois très violent certes) pouvant renvoyer à ces séquences de réanimation par défibrillation présentes pendant le film; voilà pour nos bouffées d'airs, libération cathartique pour les personnages et nous mêmes de la pression accumulée.

Même la douleur ressenti par Sosa, plusieurs fois passé à tabac, peut alors être perçu comme un moyen restant de ressentir encore quelque chose. Faire souffrir le corps des autres (Sosa massacre avec rage son patron) et rechercher la souffrance de son propre corps, deux moyens similaires de se prouver que l'on est encore en vie.

Sosa en effet ne semble pas particulièrement dérangé de se faire taper dessus, ce qui semble être une habitude, et il provoque même volontairement un accident. La pulsion de vie trouvant alors moyen de s'épancher, paradoxalement, au contact de plus en plus proche de la mort (voir sur ce sujet Crash de Cronenberg traitant en profondeur la question) et s'accordant alors avec la pulsion destructrice.

N'ayant pas vu les autres films de Trapero je ne peux ébaucher d'analyse croisée ce qui aurait eu le mérite d'être intéressant pour saisir un peu mieux l'esthétique de ce cinéaste.

Mais reste le film en lui même qui, parce qu'il rejette toutes tentatives d'éclaircissement de l'intrigue et du récit pour le spectateur -les ellipses ne sont pas marqués, pas de dates, pas de lieux clairement nommés, pas de scène explicatives, c'est au spectateur de recueillir ses informations au fil du récit et de tisser l'univers diégétique au sein duquel évolue les personnages- parce qu'il nous plonge ex abrupto pour deux heures au coté de personnages en apnées et parce qu'il est servi par une mise en scène intelligente et cohérente est une expérience cinématographique contrastant avec une grande part de la production habituelle et valant bien son petit détour.

Pierre Andrieux

samedi 12 février 2011

BLACK SWAN : Parfaite Métamorphose


"I felt it...perfect...it was perfect."

Publié par Thomas K.

Avertissement : cet article contient des éléments qui dévoilent l'intrigue du film.

Nina, une jeune danseuse du New York City Ballet, se voit confier le rôle de la reine des cygnes dans le très connu ballet du Lac des cygnes. L'angoisse de l'échec, l'obsession de la perfection la feront sombrer dans une paranoïa où les névroses intérieures ne peuvent plus être discernées de la réalité.

Natalie Portman joue Nina. Avec Black Swan, Aronofsky (réalisateur de Pi, Requiem for a dream ou plus récemment The Wrestler) offre à la jeune actrice le rôle de sa vie. Sa prestation est époustouflante. Et Aronofsky ne triche pas, il n'épargne ni son actrice ni son personnage. Des longs plans d'une grande virtuosité montrent Nina s'exercer à la danse. Des longs plans qui disent que c'est bien Natalie Portman qui danse, et pas une doublure. Le casting est complété par Vincent Cassel dans le rôle de Thomas qui dirige la troupe, et Mila Kunis qui campe Lily, une nouvelle recrue qui inquiète Nina.

Nina est un personnage de l'intériorisation maladive, un corps craintif, enchaîné à la peur de perdre le contrôle. Un corps qui ne libère jamais ses pulsions, qui ne parvient pas à passer à l'âge adulte (la chambre rose bonbon du personnage, remplie de peluches). La relation avec la mère, le seul parent, en devient trop étroite, presque ambigüe. La mère qui a dû arrêter sa carrière de danseuse lorsqu'elle est tombée enceinte. La fille a pris sa place - lui a volé sa place. La relation étouffante, infantilisante et possessive qu'elle entretient avec sa fille favorise l'implosion de Nina.
Au contraire, Thomas et Lily sont des personnages de l'intensité, de l'expansion, de la dépense d'énergie.

En résulte une manipulation du corps rigide de Nina, manipulée par Thomas lorsqu'il la tient entre ses mains puissantes, qui la font paraître si fragile, manipulée par sa mère lorsqu'elle la déshabille sans lui demander son avis pour une inspection du corps, manipulée par Lily quand elle l'incite à boire et à ingurgiter une bonne dose d'ecstasy. Le corps de Nina passe de mains en mains, et semble sous tous les contrôles, sauf le sien.
Et pourtant c'est ce vers quoi elle tend : un contrôle total, aucun débordement, pour atteindre la perfection. Mais il lui manque quelque chose. Et ce manque qu'elle ressent va s'incarner dans le rôle qu'elle doit jouer pour le Lac des cygnes. Car si son interprétation du cygne blanc, frêle, innocent et fragile, ne pose aucun problème, elle doit à la fois jouer le rôle du cygne noir, séducteur, provocateur, malveillant. Le rôle du cygne noir en devient la métaphore de cette pièce d'identité qu'il manque à Nina pour qu'elle atteigne la perfection. Et le manque s'incarne physiquement dans le personnage de Lily, qui terrifie et fascine à la fois Nina, parce qu'elle a ce qu'elle n'a pas : le lâcher-prise.

A partir de là commence une progressive métamorphose, intimement liée aux névroses du personnage. Il faut bien se rendre compte que Nina est sous pression, la rivalité avec les autres danseuses est forte, Thomas la pousse dans ses retranchements. Une phrase revient deux fois, prononcée de la même façon par Thomas et Lily, péremptoire, comme une sentence : "live a little", vis un peu.
Le désir de briller, le fantasme de l'heure de gloire plongent Nina dans une terrible confusion mentale, quelque chose de la paranoïa et de la schizophrénie. L'identification au ballet et à ses personnages en devient trop forte. Nina est divisée en son sein, entre ce qu'elle est (le cygne blanc) et ce qu'elle doit devenir (le cygne noir).

Le seul reproche qu'on peut adresser au film est qu'il reste assez convenu dans le traitement de l'angoisse schizophrénique. Il faut dire qu'Arnonofsky est un jusqu'au-boutiste. Les miroirs sont présents partout, et chaque fois en grande quantité. S'il n'est pas très original d'exprimer la dualité d'un personnage par les jeux de miroirs, le réalisateur à le mérite de pousser le concept à fond. En fait, le film ne surprend pas tellement lorsqu'il veut faire naître l'angoisse et la confusion. Il est juste particulièrement efficace. Il flirte avec les codes du film d'épouvante et ressasse de manière brillante la dynamique schizophrénique d'apparition/disparition. Amateurs de fantômes nés de l'esprit torturé d'un personnage au bord de la folie, vous serez servis.

Là où le film marque un point, c'est dans la confusion des évènements. Sur un statut de connaissance égal à celui de Nina, nous avons du mal à discerner ce qui est vrai de ce qui a été fantasmé. Le statut de la métamorphose progressive en cygne noir est ambigüe. Le délire de la déformation de l'intégrité physique se fait le reflet de digression mentale vers un stade plus primitif, plus originel, celui de la pulsion.

A mesure que les doubles s'incarnent de plus en plus à l'écran (Lily, Beth la danseuse déchue, vision fugitive de corps identiques à celui de Nina, la mère, les reflets), une violence, une sauvagerie s'emparent de Nina. Tous ces doubles tendent à être absorbés, ingérés, et c'est lorsqu'elle tue son fantasme de Lily qu'elle devient enfin le cygne noir. La métamorphose finale a lieu lors d'un plan incroyable où sous nos yeux, dans une étonnante continuité, tournoyant sur elle-même, Nina devient physiquement un cygne noir. Le public est époustouflé, la perfection a été atteinte.
Mais comme chez Kafka, la métamorphose conduit à la mort. L'identification est totale, Nina connaît le même destin que le personnage qu'elle interprète.

Aronofsky nous a pondu un chef-d'oeuvre. Un film virtuose sur fond de Tchaikovsky ; la musique donne lieu à des séquences d'une grande intensité. On dénotera même un petite référence au film d'Hitchcock Le rideau déchiré, lorsque Nina, tournoyant sur elle-même, marque un micro-temps d'arrêt à chaque fois qu'elle finit un tour pour contempler fugitivement Thomas et Lily, procédé que l'on retrouve dans le film du maître du suspense lorsque la danseuse fixe le héros assis dans la salle, marquant également une micro-pause à chaque fois qu'elle finit un tour sur elle-même.

Black Swan est émouvant, terrifiant, efficace, lyrique, prenant - on pourrait ajouter tout un tas de qualificatifs pour vous inciter, chers lecteurs, à foncer voir ce grand moment de cinéma qui vous laissera pantois - car, quand le générique arrive, on vit un de ces moments, vous savez quand on a un moment de stase, de pause, d'hébétude, parce qu'on a la sensation d'avoir décollé, et pas encore tout à fait atterri. Magique.

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Thomas K.