dimanche 13 février 2011

Carancho Pablo Trapero


Le dernier film du réalisateur, producteur et monteur argentin Pablo Trapero s'avère être une bonne surprise et se révèle intéressant dans ses partis pris formels. Jusqu'au boutiste, tel est véritablement l'expression qui conviendrait le mieux à mes yeux pour définir une oeuvre dure, étouffante et sans compromis.

Le récit, se déroulant en Argentine, suit le destin de deux personnages: d'un coté Lujan une jeune docteur travaillant de nuit dans un hopital de Buenos Aires et intervenant directement en urgence sur les lieux des accidents et de l'autre Sosa avocat peu scrupuleux aux services de compagnies d'assurances, encore moins scrupuleuse, et s'engraissant malhonnêtement sur le dos des victimes d'accidents de la route. Les deux personnages tombent amoureux l'un de l'autre et entament une relation mouvementée.

On pense à un premier niveau immédiatement au film de Scorsèse A Tombeaux Ouverts qui suivait aussi les pérégrinations d'un urgentiste (Nicolas Cage) sur un mode hallucinatoire.Effectivement les visions de la ville dans les deux films se rejoignent: vision crépusculaire, un brin sordide et inconfortable avec une volonté très forte chez Trapero de coller au plus près de ses personnages.

D'où le recours très majoritairement au gros plan, et même au très gros plan ainsi qu'à la caméra épaule vacillante, suivant le mouvement quasi constant des protagonistes (voir par exemple le montage alterné du début du film annonçant parfaitement la couleur.)

Il en résulte un effet anxiogène et oppressant, particulièrement remarquable, sur le spectateur. Cette recherche d'une immersion brute et ininterrompu est le moteur formel du film. La forme, s'accordant ici avec le fond, devient le reflet de l'état de nos personnages. Ceux ci suffoquent, sont à cours d'énergie alors qu'on leur en demande toujours plus. Ils ont la tête sous l'eau et par conséquent nous aussi. Et Trapero distille avec maestria les bouffées d'air nous permettant de tenir le coup.

Cette manière qu'à le cinéaste de ne jamais vouloir quitter des yeux ses deux protagonistes est particulièrement intéressante. Ainsi celui-ci nous refuse symboliquement bien souvent tout contre champs sur ce qu'un personnage regarde hors cadre (un exemple parmi d'autre: la télévision). Le spectateur qui se trouve un brin frustré est amené uniquement à contempler les corps et les visages des deux héros.

Des corps dont la destinée est de souffrir, des corps marqués, contusionnés et comme contaminé petit à petit par l'atmosphère morbide au sein de laquelle ils évoluent. Le devenir-cadavre des personnages plane au dessus de leur têtes et chaque explosion de violence qui les touche les entraine un peu plus vers le fond. Cela jusqu'à l'ultime séquence au dénouement cruel et ironique à la saveur amer.

D'où aussi le quasi-refus de toute beauté esthétique des acteurs ayant les traits tirés et le teint de peau tirant vers le jaune post-mortem. Lujan et Sosa sont désespérément à la recherche d'un échappatoire (la drogue à un premier niveau, la tentative de fuite à un second).

Mais toutes leurs tentatives ne sont qu'un maigre sursaut énergétique (parfois très violent certes) pouvant renvoyer à ces séquences de réanimation par défibrillation présentes pendant le film; voilà pour nos bouffées d'airs, libération cathartique pour les personnages et nous mêmes de la pression accumulée.

Même la douleur ressenti par Sosa, plusieurs fois passé à tabac, peut alors être perçu comme un moyen restant de ressentir encore quelque chose. Faire souffrir le corps des autres (Sosa massacre avec rage son patron) et rechercher la souffrance de son propre corps, deux moyens similaires de se prouver que l'on est encore en vie.

Sosa en effet ne semble pas particulièrement dérangé de se faire taper dessus, ce qui semble être une habitude, et il provoque même volontairement un accident. La pulsion de vie trouvant alors moyen de s'épancher, paradoxalement, au contact de plus en plus proche de la mort (voir sur ce sujet Crash de Cronenberg traitant en profondeur la question) et s'accordant alors avec la pulsion destructrice.

N'ayant pas vu les autres films de Trapero je ne peux ébaucher d'analyse croisée ce qui aurait eu le mérite d'être intéressant pour saisir un peu mieux l'esthétique de ce cinéaste.

Mais reste le film en lui même qui, parce qu'il rejette toutes tentatives d'éclaircissement de l'intrigue et du récit pour le spectateur -les ellipses ne sont pas marqués, pas de dates, pas de lieux clairement nommés, pas de scène explicatives, c'est au spectateur de recueillir ses informations au fil du récit et de tisser l'univers diégétique au sein duquel évolue les personnages- parce qu'il nous plonge ex abrupto pour deux heures au coté de personnages en apnées et parce qu'il est servi par une mise en scène intelligente et cohérente est une expérience cinématographique contrastant avec une grande part de la production habituelle et valant bien son petit détour.

Pierre Andrieux

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