mardi 22 février 2011

JEWISH CONNECTION : Filmage Extatique



''C'est bien là notre bonheur humain : un moment l'extase nous berce au fil du courant, puis il nous faut ramer douloureusement contre elle...", Hector Bernier.

Publié par Thomas K.


Jewish Connection (titre original : Holly Rollers ; encore un titre anglais traduit par un autre titre anglais qui fera plus sensation auprès des Français que nous sommes -enfin bref) est le premier film de Kevin Asch. Il raconte l'histoire, inspirée de faits réels, de Sammy Gold, jeune homme appartenant à la communauté juive pratiquante New Yorkaise, qui pour s'émanciper du déterminisme de sa condition deviendra passeur pour un réseau de trafic d'ecstasy.

Jesse Eisenberg (Adventure Land, Zombieland, The Social Network) joue le rôle de Sammy. Eisenberg cultive les personnages de marginaux à la pensée systématisée, à la sexualité refoulée, comme une forme d'autisme qui lui confère une fragilité touchante. Il campe un peu le même rôle dans toute sa pour l'instant courte filmographie (nous ne demandons qu'à ce qu'elle s'étoffe !), mais il faut dire qu'il le fait avec tellement d'aisance et de crédibilité que cela marche à chaque fois. Gageons qu'il saura nous surprendre avec des rôles à contre-emploi.

Sammy est donc un de ces personnages isolé de la furie du monde extérieur. Le film insiste beaucoup sur le monde très réglementé de la communauté juive pratiquante. Sammy n'est pas maître de son destin, il ne peut choisir sa femme, son avenir. Il est destiné à devenir Rabbin. Point. Sa remise en question de sa place dans la communauté en devient une première trahison en soi. Cette trahison des mœurs est visible lorsqu'il tente d'approcher la fille qui lui est destinée alors qu'il n'a pas le droit de lui parler, ou lorsqu'il observe son voisin Yossef mater des films pornos.

Pour être libre, Sammy pousse simplement la trahison à son paroxysme : il devient passeur pour un réseau de trafic d'ecstasy. Introduit par Yossef, le rebelle, il mène alors une double vie et découvre le monde, l'argent, les filles, pendant que son ami Léon le bon pratiquant se refuse à cette infamie et s'engage corps et âme dans la foi. Comme dans Social Network, la décadence du personnage naît d'un rejet : il n'est pas accepté par la famille de la fille qu'il devait épouser. Un rejet symbolique ; il n'a pas sa place dans cette communauté.
Renié par sa famille qui finit par comprendre de quoi retournent ses activités, il trouve sa stabilité dans le trafic et ses organisateurs : Jackie, le boss, Rachel, la copine du boss, et Yossef. Une nouvelle famille en quelque sorte, plus glamour, plus frénétique, plus excitante. Mais cette stabilité est illusoire.

Le film prend un parti-pris formel surprenant d'audace et de maîtrise : une utilisation constante et jusqu'au-boutiste du flou et de la mise au point. Il est intéressant de noter que j'utilise l'expression ''jusqu'au-boutiste'' dans presque tous mes articles depuis le début d'année. A croire que le cinéma de 2011 sera sans compromis.
Ici, l'utilisation du flou qui aboutit à une mise au point pour rendre enfin les personnages nets donne la sensation d'un ''filmage sous pilules'', d'un film-extase, à mettre en rapport évidemment avec l'activité frauduleuse de Sammy. Mais pas seulement. Le flou traduit cette confusion du personnage, tiraillé entre sa vie religieuse tyrannique et sa vie frauduleuse remplies de sensations effrayantes et inconnues. Il est également l'expression d'une barrière ; celle entre Sammy et sa communauté, lorsque le flou l'isole et en fait une figure d'esseulement.
La constance de la dynamique flou/mise au point fait jaillir les plans complètement nets du début à la fin. Dans ces plans, la séparation, l'incommunicabilité sont d'autant plus fortes, puisque la forme filmique (le flou) n'est plus là pour éloigner les personnages, ils peuvent enfin se rapprocher. Mais, comme dans ce plan terrible où Sammy est assis avec la jeune fille qui lui est promise, le rapprochement n'a pas lieu.

La séquence de la boîte de nuit, lorsque Sammy goûte pour la première fois à l'extase de l'ecstasy, illustre bien ce propos. Le filmage de cette scène, s'il reste conventionnel et générationnel (flashs stroboscopiques, couleur rouge criarde, caméra portée proche des corps,...), est efficace. Mais c'est juste après, dans la voiture, que vient la ligne de dialogue clé : quand Rachel, sous l'emprise de la drogue, parle de l'effet que l'ecstasy a sur elle ; elle ''voit flou, puis net''. Le film s'apparente donc bien à une perception altérée, une image extatique toujours sur la brèche.

L'instabilité de la caméra portée accompagne l'esthétique du flou. On a une esthétique de la perdition, du balancement. Le cadre bouge, bascule, opère des culbutes. Le réalisateur sait bien que nous connaissons ce genre de films, on en a déjà vus. Le scénario n'a pas grand-chose d'original, et la dramaturgie s'opère d'une manière classique et assez convenu. En fait, la dynamique dramaturgique du film (rejet, manque, ascension, extase, chute, rédemption) est un postulat au film lui-même.
C'est en assumant complètement cette idée que Asch fait de son film un objet instable et titubant, puisque nous savons très bien avant même que cela ne se produise que la situation de Sammy dans le réseau est précaire, vouée à la perte d'équilibre, la chute.Yossef, le mentor, le lui dit bien : ''Jackie doesn't like smart guys. He can drop you just like that''.

Le plan où Sammy et Yossef courent sur le pont est parfaitement net et parfaitement stable. Un très beau plan, bien léché, et paradoxalement narrativement sous ecstasy (les personnages sont drogués lors de cette scène). Ce plan exprime une stabilité trouvée dans l'exercice de la drogue et des extrêmes. Un moment au sommet, quand tout va bien, tout roule, tout coule. Ce plan entre en résonance avec un autre plan à la fin du film, sur le même pont. Sammy marche seul, et l'arrière-plan est devenu flou. Ce lieu parfait de netteté et d'accomplissement est devenu le théâtre de la perdition.

ATTENTION SPOILERS

La fin du film est très belle. Sammy subit une double-trahison. Celle de Yossef, qui l'abandonne. Et celle de Leon. Cette dernière trahison est presque une trahison de la foi. Alors que Sammy était venu chercher de l'aide, une écoute, désespéré, Leon le dénonce, sans discussion, sans émotion, sans empathie. Les sirènes de police se rapprochent, comme une fatalité. Le tout dans le tout, Sammy ne fait que passer d'une prison à une autre. Nous regretterons le dernier plan, la réunion avec le père, qui tombe comme un cheveu sur la soupe, un peu simple, une peu convenu. Le film aurait pu finir sur la fatalité du sort de Sammy. Plus triste, certes, mais plus beau.

FIN DES SPOILERS.

En résumé, Jewish Connection est un beau parti-pris formel, déroutant, éreintant parfois (on ne peut s'empêcher de se dire ''arrête de bouger !'' ou ''quand est-ce que ça devient net ?!'' à quelques reprises), en tous cas original et audacieux, qui transcende complètement une histoire un peu convenue, mais portée avec brio par le formidable Jesse Eisenberg. Une histoire froide ou l'amour et la loyauté n'ont plus vraiment de valeur, une histoire qui nous perd dans un dédale de codes, de sensations et de sentiments confus, à l'image de la forme même du filmage, comme une extase refoulée, un état de transe disparate et insidieux qui dit la difficulté de s'incarner dans la vie et la société.

++

Thomas K.

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