dimanche 17 avril 2011

Road to Nowhere; l'ultime tour de magie de Monte Hellman!



« Je me situe quelque part entre Georges Lucas et Ingmar Bergman. » Monte Hellman.


Monte Hellman a toujours aimé les magiciens. Il le confiait d'ailleurs à Paul Joyce dans le superbe documentaire qui lui était consacré: Plunging on alone. On ne s'étonnera donc pas de retrouver dans son dernier film (un chef d'oeuvre, faut il le préciser?) un extrait de L'esprit de la Ruche (1973) de Victor Erice au sein duquel un personnage s'amuse à faire disparaître une montre à gousset sous le regard subjugué d'un enfant. Et à travers ce goût prononcé du cinéaste pour la magie c'est bien ce mystère que véhicule le cinéma, en face duquel nous sommes tous des enfants subjugués, qui apparaît en plein jour.

D'autre part Hellman aime ce qui résiste au sens, à l'interprétation, ce qui pose problème (d'où le gout du tour de magie). Au sein d'un cinéma hollywoodien qui est tout entier nourrit par la dialectique riche entre mystère et sens le cinéaste pencherait plus du coté du mystère, d'un cinéma de l'opacité qui viserait à perdre son spectateur là où Hollywood a toujours eu une grande tendance à favoriser les grands récits sensés, où tout s'explique et finit par rentrer dans l'ordre. C'est bien là le -seul- point commun du cinéaste avec Lynch (Road to Nowhere rentre il est vrai clairement en résonnance avec Inland Empire) donc quand on lit partout que Road to Nowhere c'est « du Lynch » on dit stop. Road to Nowhere n'a formellement rien à voir avec le style de Lynch (l'ami Thomas K, qui fut d'ailleurs mon heureux compagnon de séance pour ce film, et surtout grand lynchéen dans l'âme, en parlerait bien mieux que moi et s'il souhaite laisser un commentaire pour approfondir cela il est le bienvenue)

Le but, la finalité semble manquer dans des films comme The Shooting (1966), L'ouragan de la Vengeance (1966) ou le culte Macadam à Deux voies (1971). On erre beaucoup et on parle peu chez Hellman. Celui-ci s'amuse à étirer le temps, à faire durer les plans plus longtemps qu'ils ne devraient (c'est sa marque de fabrique) dans le but d'intriguer le spectateur: y'a t'il quelque chose d'important à voir, va t'il se passer quelque chose? Tel ce premier et très long plan de Road to Nowhere où l'héroïne se sèche le vernis à ongle au sèche cheveux. Chez Hellman on frôle constamment le chaos, l'absurde, c'est à dire l'absence de logique. Road to Nowhere ne fait évidemment pas exception, bien au contraire il est même le film dans lequel cela apparaît le plus.

Absence de logique dans la construction narrative et l'enchainement des séquences répondant tout de même bien à une logique: celle de l'explosion, de l'éparpillement, du dynamitage en règle du récit, des codes et des genres. Rappelez vous, avec The Shooting et L'ouragan de la Vengeance c'était le western (le genre mythique Hollywoodien des origines) qui prenait un sacré coup derrière la tête. Il y'avait bien une quête, des objectifs: retrouver le meurtrier dans The Shooting par exemple, mais on se perdait en route, on s'égarait et seul alors restait nos personnages semblant avoir été abandonnés de la grande instance créatrice: le cinéaste. Comme s'il les avait sciemment laissé mûrir au soleil et poursuivre en vain et jusqu'à la destruction un but, une résolution connue d'eux seul.

Les héros hellmaniens répondent à une logique de l'impénétrabilité: que veulent ils? que recherchent ils? Voir simplement qui sont ils (GTO dans Macadam à Deux voies est l'exemple type, lui qui à chaque fois qu'il prend un auto stoppeur, ment à foison, invente des récits correspondant à la nature de la personne assise à coté de lui)? Ils ne semblent avoir aucun passé (et aucun futur non plus), simple surface visuelle immatérielle, dénués de profondeur et amenés à disparaître en même temps que la lumière reviendra dans la salle de projection et que le film se terminera.

On l'aura compris c'est bien d'un manque d'épaisseur (ce n'est pas du tout péjoratif) qu'est frappé le cinéma d'Hellman. Un manque d'épaisseur totalement recherché par le cinéaste qui interroge notre croyance dans le médium, dans les récits, dans la fiction à chaque film. Quel est le pouvoir du cinéma? Lui qui n'est que projection d'images sur un écran plane, qui n'est qu'illusion, qui n'est...rien! Et pourtant on l'aime, on l'adore, on le vénère, on le respecte, il nous submerge, il nous fascine, on s'y perd. Et Hellman le premier! Son film abonde de références ( les personnages regardent Le Septième sceau de Bergman, The Lady Eve de Sturges, ou L'esprit de la ruche on l'a dit.) et puis bien sur le film lui même est avant tout un film qui traite du cinéma, un méta-film comme on dit dans le jargon. Son Héros Mitchell Heven veut réaliser un film, sa grande oeuvre, sa « merde hollywoodienne à lui » comme il dit. Obsédé, obstiné (comme tout les personnages hellmaniens) Heven, pour faire son film, est prêt à tout. Et à travers Mitchell Heven celui qui apparaît c'est bien sûr Monte Hellman (remarquez d'ailleurs la consonance entre les noms).

Car qu'on se le dise Road to Nowhere est avant tout un film sur Monte Hellman (petites remarques: c'est la maison d'Hellman et le chien d'Hellman qui apparaissent dans le film). Plus de vingt ans qu'il n'avait pas pu réaliser un film (Iguana est sorti en 1988) même s'il n'a jamais cessé de travailler (scénarios, productions, montages). D'où le fait que Road to Nowhere soit un film tout bonnement monstrueux, littéralement abyssal (un film dans le film dans le film dans le film...) où tout a été pensé, travaillé, muri, et longuement réfléchi et où l'on sent qu'à chaque phrase que prononce Mitchell c'est bien Monte Hellman qui parle.

Découlant de ce que nous venons d'aborder il apparaît comme logique que Road to Nowhere emprunte au genre du film noir; jeu de double, jeu de dupe, femme fatale brune, blonde, complots, tripotages de cadavres et meurtres sont présents. Mais, tout comme pour le western, Hellman dynamite le genre en le poussant à son point d'évanescence.La propension de base à l'incompréhensibilité des intrigues dans le film noir est bien connu. Prenons le cas, exemplaire, du Grand Sommeil de Hawks adapté d'un roman de Raymond Chandler, film dont le cinéaste avait coutume de dire en plaisantant qu'il n'avait jamais rien compris au scénario. D'ailleurs le héros, Philip Marlow (Humphrey Bogart) ne comprenait, il faut bien le dire, pas grand chose non plus à l'affaire sordide dans laquelle il était plongé, se contentant presque de compter les cadavres qui s'empilaient au fur et à mesure du récit. Et vu qu'on était scotché à Marlow il faut bien constater que nous non plus on n'y comprenant pas grand chose!

C'est que symboliquement dans Le Grand Sommeil le film manque... Comment çà le film manque? Mais oui, souvenez vous chers cinéphiles! Lors de la scène du meurtre de Geiger le détective Marlow découvre un appareil photo dans lequel manque la pellicule. Joli métaphore s'appliquant très bien à la nature éclatée et insaisissable de l'intrigue et du film (à ce sujet et au sujet du film lui même je renvoie au livre que lui consacre Jean Michel Durafour dans lequel il développe et analyse longuement cela).

Le genre du film noir a donc toujours été très propice à la mise en abime cinématographique, à une prise de conscience de soi du médium (plus récemment rappelez vous du Dahlia Noir ou de Femme Fatale de De Palma.). Alors évidemment quand Monte Hellman s'y colle, ça fait très mal. Imaginez Le Grand Sommeil puissance mille...Hellman pousse à son maximum l'imperméabilité propre au genre, les lignes de récits se mêlent, le spectateur ne sait plus distinguer le vrai de la fiction, le présent, du passé, il n'a aucune base, aucun repère sur lequel s'appuyer pour comprendre, il y'a une dispersion narrative totale. Où s'arrête la fiction, où commence la réalité?

Peut être justement ne s'arrête t'elle nulle part et, parce qu'elle est sans aboutissement, ne nous mènera nulle part (d'où le titre du film)? Fin et début se mélangent dans Road to Nowhere, nous sommes peut être lors de la dernière séquence toujours prisonnier d'un film tout comme Mitchell (attention spoiler) est lui même prisonnier lors de cette dernière séquence. Nous n'avons peut être jamais quitté le récit filmique dans lequel nous nous engouffrions visuellement lors du premier plan (un zoom avant qui pénètre à l'intérieur d'un écran.).

Jamais le pouvoir de déconnexion des espaces et du temps qui est celui du cinéma n'a paru aussi fort que dans le film d'Hellman: les lieux s'enchainent, s'empilent, on ne les connait pas, on les entr'aperçoit le temps d'une séquence pour les retrouver plus tard. "L'essence du noir n'est pas d'être en couleur ou noir et blanc, mais d'être libéré du temps" écrivait Pierre Berthomieu (d'où le fait que dans l'extrait de L'esprit de la ruche que choisit de placer Hellman ce que fait disparaitre le magicien ce soit symboliquement une montre). Autant dire, donc, qu'Hellman souscrit à la formule, son film s'est libéré de toute linéarité, de tout enchainement pré-défini, tant et si bien qu'il donnerait presque parfois l'illusion d'avoir été monté au hasard... Tout n'est au final que cinéma et Hellman s'amuse avec le spectateur, cherche à le perdre dans les méandres de l'image.

D'où ce dernier plan où la caméra s'approche, dans un mouvement à peine perceptible, toujours plus près des lèvres de l'héroïne sur une photo. Dans cet agrandissement insensé on pense évidemment à Blow up d'Antonioni (d'ailleurs Mitchell et son appareil photo canon 5d avec lequel il tourne son film et qui fut aussi l'appareil utilisé par Hellman pour tourné Road to Nowhere renvoie directement au héros photographe de Blow Up). Dans le film du cinéaste italien le héros agrandissait ses photos autant qu'il le pouvait pour essayer de comprendre quelque chose. L'ennui étant que plus on s'approchait moins on distinguait et donc moins on comprenait. Restait des taches, des formes, des masses, des coloris, des zones d'ombres, l'image cessait totalement d'être figurative. Ne cherchez peut être pas à comprendre! Voilà ce que dit Hellman, car essayer de s'approcher au plus près de l'image pour en percer le sens revient surtout à s'y perdre. Il n'y a pas de vérité dans l'image cette ultime puissance du faux, une puissance si séductrice et tentatrice, tel ces lèvres sensuelles de l'héroïne desquelles nous nous rapprochons sur la photo de Mitchell, que c'est pourtant toujours avec bonheur et empressement que l'on accepte de s'y perdre.

Et finalement lorsque Mitchell braque son appareil photo/caméra face à la caméra, donc directement vers nous spectateurs, dans un geste inoubliable, c'est d'abord moins une tentative de connexion qui s'opère entre le spectateur et le personnage qu'une ultime distance, l'appareil photo recouvre presque tout son visage le déshumanisant complètement. Seul reste le cinéma dans lequel le personnage s'est totalement oublié. Ce qui veut dire que nous n'avons pas seulement un regard caméra banal et classique, oh non, on a un regard caméra par le biais d'une caméra! Classiquement le regard caméra revêt une dimension brechtienne: instauration d'une distanciation avec le spectateur, dénonciation de la fiction comme simulacre, comme leurre et rupture avec l'immersion. Mais est ce vraiment cela qui se passe ici? Il n'y a pas vraiment de rupture de l'immersion puisqu'il n'y a jamais vraiment eu immersion quand à la dénonciation de la fiction en tant que simulacre, rien n'est moins sur car ce n'est pas la chaleur d'un oeil humain qui est braqué sur nous mais bien cet oeil noir, vide, quasi monstrueux (pour les lecteurs d'Harry Potter c'est un peu la bouche des détraqueurs), qui nous fixe. C'est le regard de l'abime, c'est le regard de la mort. Le cinéma comme puissance conservatrice (elle immortalise sur pellicule) certes, c'est bien connu, mais aussi comme puissance destructrice car durant ce processus d'enregistrement mécanique du vivant quelque chose de l'intériorité, de la substance de l'individu se perd, et alors il ne reste tragiquement que des surfaces plates, sans épaisseur sur lesquelles nous projetons nos propres fantasmes et nos propres désirs, d'où le fait que celui que regarde Mitchell Heven à travers son appareil photo ce n'est pas seulement nous petits spectateurs! Mais c'est aussi et surtout Monte Hellman puisqu'il est, on l'a dit, son alter ego! Il y'a là LA grande rencontre impossible avec le créateur, et le renvoie conscient par le sujet fantasmé (Mitchell) de son propre statut de fantasme à la puissance fantasmante (Hellman) cela grâce et à travers l'outil même de propagation et de création du fantasme (l'appareil photo/caméra qui est on le rappelle, et c'est d'une logique jouissive, exactement celui qu'a utilisé Hellman pour tourner le film)!

Et dans cette recherche de la texture, du grain, de la matière de l'image, comme le montre ce dernier plan de Road to Nowhere, c'est encore la volonté de vouloir passer derrière, de l'autre coté du miroir, de trouer la toile et de percer ce mystère du cinéma qui apparait, mais derrière il ne se trouve que du vide et ce processus ne peut rien entrainer d'autre que la destruction de l'image même. En recherchant l'essence, la nature, la vie de l'image cinématographique Hellman ne peut filmer que sa mort (d'où le dernier plan de Macadam à Deux voies où la pellicule s'embrase petit à petit) car ce que le cinéma enregistre ce n'est certainement pas la vie (mais ce n'est évidemment pas la mort non plus), c'est...

Avec Road to Nowhere Hellman livre le plus grand (osons!) méta-film de l'histoire du cinéma. On pourrait sans doute en tartiner des pages. On vous encouragera seulement à aller voir ce film (il ne passe hélas, quelle honte, que dans trois cinémas sur Paris et dans vingt six en France) difficile, inhabituel certes, mais d'une intelligence et d'une beauté rare et possédant une séquence de meurtre (qui est aussi une séquence de pseudo-résolution qui embrouille en fait un peu plus encore le spectateur) à couper le souffle (le grand moment de cinéma de 2011 avec le final de Black Swan selon moi). Reste aussi à espérer que nous aurons de nouveau l'occasion de voir un nouveau film de cet immense cinéaste qu'est Monte Hellman. En tout cas il ne peut plus se permettre d'attendre vingt ans (il en a 78), et tant mieux pour nous!

Pierre Andrieux

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