jeudi 5 mai 2011

The Eagle de Kevin MacDonald, La dernière grande quête du héros mythique


"Our world is gone now..." Ptolémée, Alexandre (Oliver Stone)


Pour son quatrième film l'écossais Kevin MacDonald décide de s'attaquer au genre du film antique qui avait connu un regain de popularité avec la sortie en 2000 de Gladiator de Ridley Scott film qui avait ensuite entrainé la sortie d'oeuvres comme Le Roi Arthur (2003) d'Antoine Fuqua, de Troie (2004) de Wolfgang Petersen, d'Alexandre (2005) d'Oliver Stone ou encore de 300 (2006) de Zack Snyder. The Eagle, se déroulant au temps de la Rome Antique (aux deuxième siècle après JC), emprunte visuellement beaucoup plus à Gladiator ou au Roi Arthur, films se déroulant au sein de la même période, qu'aux autres films cités (même si le cas d'Alexandre est complexe).

A un premier niveau le choix de l'empire romain comme arrière fond historique du récit mérite déjà que l'on s'attarde dessus. Il existe en effet une différence majeure entre le traitement cinématographique de la Grèce antique et de Rome dans les films antiques contemporains. La Grèce antique symbolise en effet une plénitude: c'est le temps des grands Héros mythiques, le temps où les valeurs indiscutables étaient l'honneur, la gloire et le courage. Nous nous situons avec Troie ou Alexandre (même si Alexandre est beaucoup plus complexe que Troie à ce niveau) en plein dans des âges d'or. Cela implique forcément des conséquences dans les choix esthétiques et la mise en scène des cinéastes: l'image se veut lumineuse, chatoyante, la beauté plastique est soulignée et mise en avant: beauté des corps magnifiquement sculptés comme ceux d'Achille, de Patrocle, ou d'Hector dans Troie, beauté de paysages majesteux ( Petersen avec Troie comme Stone dans la première partie d'Alexandre situent l'action dans de vaste étendues désertiques où ont lieu de gigantesques batailles) qu'embrasse la caméra par de nombreux plans généraux spectaculaires. Bref le temps est à la sidération devant la force visuelle et la beauté de l'image, Le souffle se veut clairement épique à l'image des combats, qui voient s'affronter des milliers d'individus, se voulant toujours plus dantesques et démesurés.

Avec Gladiator, Le Roi Arthur ou The Eagle nous ne sommes plus du tout dans le même régime d'image. La différence est énorme: les ciels d'un bleu éclatant, où brille un soleil régénérateur et sacré ainsi que les couleurs chaudes et brillante ont laissé place à la morosité d'un ciel où le soleil s'est vu recouvert par de sombres nuages, mélancolie quand tu nous tiens... Le brillant, l'éclat, le chatoiement ont disparu du monde car ce monde n'est plus celui des grecs mais bien celui des romains. Si la Grèce antique incarne la plénitude, l'empire romain dans tous les films cités est à relier aux thématiques de la chute et du déclin. La période doit alors être perçue comme incarnant un point de bascule. Soit en l'occurrence le passage du monde mythique et sacré, temps béni des grands Héros/guerriers sans peur (la Grèce), au monde moderne et profane de la politique, temps béni des comploteurs, des rhétoriciens et des lâches, temps des intrigues de cour et des assassinats dans l'obscurité (Commode tuant son père dans Gladiator) plutôt que des champs de bataille lumineux et des faces à faces glorieux (Hector vs Achille dans Troie). Comme quoi le film antique aussi peut être crépusculaire (et d'ailleurs en parlant de çà le film de MacDonald emprunte aussi énormément au western, l'arrivée dans un fort perdu aux confins du monde connu évoque Danse avec les loups et le fort en lui même rappelle Le Dernier des Mohicans, tandis que les sauvages sont peints comme des indiens du nouveau monde). Bref, il plane une atmosphère visuelle de fin de monde sur des films comme The Eagle, Gladiator ou Le Roi Arthur.

Tout ce que nous venons de dire a évidemment d'énormes conséquences et ce à tous les niveaux. Tout d'abord au niveau de la forme et de l'esthétique visuelle. L'image est sombre, sans éclat (Scott dans Gladiator utilisait d'ailleurs la technique du Bleach bypass, mise au point par Spielberg deux ans plus tôt avec Il faut sauver le soldat Ryan et consistant à zapper l'étape de blanchiment durant la phase de développement, cela donnant l'effet optique marquant d'une juxtaposition d'une image en noir et blanc à une image en couleur et ayant comme conséquence de réduire, on s'en doute, la brillance de l'image. Tiens donc, nous qui parlions justement de monde terne et morose.).

The Eagle ne déroge pas au canon Scottien et le perpétue de la plus belle des manières, l'atmosphère est totalement crépusculaire et grisâtre. Le plan d'ouverture du film nous montre d'ailleurs un travellogue au dessus d'un fleuve où navigue les légionnaires et le Héros, ceux-ci se rendant à leur base perdue en territoire hostile. Avec ce plan tout est dit. Les vastes désert brulants et épique de Troie ou d'Alexandre ont cédé la place à leurs doubles en négatifs: les -par ailleurs superbes- highlands écossaisses et les forêts humides, la pluie et la boue (voir la séquence située au début du film où les soldats fortifient la forteresse).

Avec Gladiator, The Eagle ou Le Roi Arthur on perdait, qu'on se le dise d'emblée, en spectaculaire et en souffle épique. La seule bataille rangée, et par ailleurs grandiose, de Gladiator était située symboliquement dés l'ouverture du film. Après ce ne sera pour Maximus que des combats dans l'arène et on s'amusera même, ultime signe d'une perte du sacré marquant l'entrée dans l'ère du faux et du simulacre, à remettre en scène en miniature au sein de l'arène et truquées par avance les scènes clefs du genre: soit les grandes batailles épiques (la bataille de Carthage en l'occurrence) ou alors le duel du Héros face à son antithèse (le combat dans l'arène de Commode et Maximus) pour le bon plaisir d'un public semi-arriéré et uniquement avide de sang, de violence et de sensations forte (métaphore de nos salles de cinéma d'aujourd'hui? (Le pop corn aurait remplacé le pain qu'on distribue à la plèbe, la seule différence étant qu'à l'époque au moins on vous le fournissait gratuitement alors qu'aujourd'hui en plus on vous fait payer... enfin bref revenons à nos romains.) le film de Scott est un modèle de mise en abime de la notion de spectaculaire et de divertissement qui mériterait par ailleurs d'être étudié en profondeur).

Dans The Eagle les scènes de batailles sont, elles aussi, peu épiques (ce qui ne veut pas dire, qu'on soit claire, qu'elles ne sont pas stimulantes). Mac Donald préfère clairement l'immersion violente (à la limite de l'illisibilité parfois, ce qui est dommage...) à la sidération du regard devant l'image. On est au plus près des corps et des coups et le cinéaste ne se permet pas souvent des plans d'ensemble sur les combattants. Les combats manquent donc sciemment d'ampleur épique (ce n'est pas le gouffre de Helm des Deux Tours autant se le dire) tout en restant tout de même galvanisant.

The Eagle se permet par ailleurs la citation à plusieurs reprises du modèle Gladiator: des roues des chars des barbares d'où dépassent des lames tranchantes, au combat de gladiateurs dans une petite arène (qui évoque aussi Spartacus, un des modèles du film de Scott avec La Chute de l'empire romain d'Anthony Mann) en passant par, et c'est le plus intéressant, le recours aux flash back du Héros Marcus qui rappellent esthétiquement ceux de Maximus.

Scott avec ces flash back frappait un coup de maitre et réinventait le genre en l'ancrant aux tourments et aux troubles intérieurs du Héros. Car en effet le grand sujet de films comme Gladiator, Le Roi Arthur et The Eagle c'est bien la place et l'avenir du héros au sein de ce monde en train de muter. Car qui dit passage d'une ère à une autre dit fatalement disparition d'une race (celle des Héros/ guerriers mythiques) et apparition d'une autre qui va la supplanter (les politiciens et les comploteurs type Commode, on l'a dit).

Maximus, Arthur, et Marcus (héros de The Eagle) appartiennent et c'est bien là le problème à la race des guerriers en voie d'extinction. Ils sont braves, courageux (Marcus n'hésite pas à sortir avec quelques légionnaires affronter les centaines de barbares qui encerclent le fort au début du film dans le but de sauver ses hommes prisonniers), et ce sont des hommes d'actions avant tout. mais le monde dans lequel ils évoluent n'est plus pour eux. Maximus sera tout juste bon à faire la bête de foire dans l'arène et Marcus à son arrivée dans le fort dont il a le commandement se rend compte que le laisser aller règne tandis que ses adjoints ne voient guère d'un bon oeil son arrivée. Il y'a rupture du héros avec les personnages l'entourant et il y'aura par conséquent chute sociale de celui-ci. Maximus passe de général pouvant devenir empereur à gladiateur et Marcus de centurion à retraité forcé et même plus tard à esclave de son esclave.

Pour résumer tout tient alors en une idée clef: la perte du sacré. En effet les anciennes valeurs sacrés: courage, héroïsme, honneur tendent à être remplacées et à devenir caduque. Toute la trajectoire des Héros type Maximus ou Marcus va être de lutter contre cette perte des valeurs sacrés et ils tenteront de réinjecter de l'héroïsme, du sens, un but, à ceux qui les entoure (c'est le choix des compagnons gladiateurs de Maximus acceptant de combattre et de mourir face à la garde républicaine dans Gladiator, ce sont les soldats rescapés de la neuvième légion qui avait désertés, réapparaissant à la fin du film pour épauler Marcus et se sacrifier pour l'aider face aux barbares le traquant).

Réaffirmer les valeurs, réinjecter du sacré c'est là tout le sujet de The Eagle, et tout est à ce titre dans le titre (pardonnez le jeu de mot involontaire), The Eagle: L'aigle (pour ceux qui n'auraient pas compris...). L'aigle de cette neuvième légion qui fut décimée vingt ans plus tôt, cet aigle qui incarne la gloire et l'honneur de Rome, cet aigle qui doit être perçu comme l'ultime symbole sacré de l'empire, eh bien cet aigle a disparu! (cette trame évoque un des épisodes de la somptueuse série Rome où les deux héros doivent aussi retrouver un aigle disparu). Belle métaphore signifiant qu'au dessus de cet empire romain il ne plane définitivement plus aucune aura sacré. Toute la tache que s'imposera lui même le Héros (car on s'en doute tout le monde s'en fout de cet aigle) sera alors de le retrouver et de le ramener et par là même de laver l'honneur de sa famille (son père, qui était le commandant de la neuvième légion disparue, est tenu pour responsable de la perte de l'aigle). Tentative folle et désespérée de réinjecter du sacré, et les valeurs énoncées plus haut l'accompagnant, dans une société où il tend à s'évanouir. Ultime tentative aussi pour le héros de prouver son existence (lui qu'on a mis à la retraite) et d'affirmer son identité.

Et ce qui est intéressant dans ce périple du héros c'est que la réaffirmation de l'identité ne peut plus passer par le même, c'est à dire le compatriote car il n'a plus les mêmes valeurs, et va alors passer par l'Autre, le barbare, l'ennemi. Ce qui était déjà esquissé dans Gladiator (le barbare Juba avec qui Maximus se lie d'amitié) devient un concept central du film de MacDonald avec le personnage interprété par l'excellent Jamie Bell (futur Tintin chez Spielberg).

La quête de Marcus prend les allures des grandes quêtes mythiques où "le héros laisse son monde et s'en va au loin. Il descend dans les profondeurs ou grimpe sur les sommets et là il trouve ce qui manque à la conscience de ses semblables." comme l'expliquait le mythologue Joseph Campbell. Prenez cette définition et appliquez là au film, tout colle: l'enfoncée dans les profondeurs étant bien sur cette séquence où Marcus récupère l'aigle sacré au fond d'une caverne, cette aigle qui incarne, on l'a montré, "ce qui manque à la conscience de ses semblables", Marcus veut ramener du sacré, lutte pour que le monde auquel il appartient survive encore un peu.

Et le Héros va se scinder en deux entités complémentaires (notons que symboliquement le casque du gladiateur qu'affronte (et c'est un grand mot) Jamie Bell sous les yeux de Marcus a la forme de deux visages). La solution passe par l'Autre, par Jamie bell, et la quête mythique, qui est par ailleurs quête identitaire (on pense beaucoup à Apocalypse Now dans The Eagle), revient pour Marcus à l'acceptation de cet Autre; "c'est le thème de base du voyage universel du héros: l'abandon d'un état et la découverte d'une source de vie qui lui permet d'accéder à un autre état, plus riche et plus responsable" pour citer de nouveau Campbell. Cet quête spirituelle ira même jusqu'à l'inversion des identités (le maitre devient esclave et vice versa, les relations dominant/dominé semblant jouer un rôle important chez McDonald, voir Le Dernier Roi d'Ecosse)) pour finir par l'union visuelle symbolique lors de la toute fin du film quand MacDonald se permet un plan sur les jambes des deux hommes marchant exactement à la même cadence et se confondant presque tandis qu'ils ramènent sous les yeux éberlués l'aigle sacré. Le héros a reconquit sa place de Héros, laver son honneur et réaffirmer son identité.

Mais dans ce dernier très beau plan où les deux personnages s'éloignent avec le sourire aux lèvres et la satisfaction du devoir accomplie une petite dose d'interrogation pointe le bout de son nez: que va devenir Marcus? Va t'il quitter définitivement cet empire où il n'a plus sa place pour refaire une vie de l'autre coté du mur d'Hadrien avec son compagnon? Who knows...

Avec The Eagle MacDonald livre un film superbe (notre préféré de l'auteur avec le magnifique Le Dernier Roi d'Ecosse) et continue à creuser la lignée ouverte par Gladiator. Certains pourront y déceler, comme c'est le cas dans beaucoup de films antiques, la volonté de porter un discours sur l'Amérique contemporaine (évocation de la guerre en Afghanistan ou en Irak etc...) nous n'avons pas préférer creuser cette piste mais elle semble tout à fait pertinente, à défaut d'être selon nous particulièrement intéressante à commenter.

Pierre Andrieux

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