vendredi 18 mars 2011

"Route Irish" Ken Loach: Corps à la dérive


Ken Loach, cinéaste engagé, radical et jusqu'au boutiste s'il en est, livre en ce moment au regard son dernier film: Route Irish, racontant l'enquête de Fergus ex-mercenaire qui exerçait en Irak à la solde de grosses compagnies financière de retour en Angleterre pour assister à l'enterrement de son meilleur ami (mercenaire lui aussi) tué dans des circonstances louches sur cette « route Irish » (la plus meurtrière du monde nous apprend un personnage) reliant la green zone de Bagdad à son aéroport.

La carrière prolifique du cinéaste débutée à la fin des années 60 est parsemée de chefs d'oeuvres connus et reconnus (de son premier et magnifique film Kes (1969) jusqu'au Vent se lève (2006) en passant par Sweet Sixteen (2002) ou Family Life (1971) et j'en passe pas mal d'autres). Autant dire qu'à la sortie d'un de ses films il y'a toujours beaucoup d'attente. Et c'est peu dire que par rapport au reste de sa filmographie Route Irish m'a laissé perplexe et m'a poussé à m'interroger sur l'évolution du cinéaste.

Ce qui m'a toujours plus dans l'approche de Loach ce sontt les surgissements poétiques au sein d'un univers vu comme froid, gris et profondément aliénant pour l'individu. Le générique de Family Life son second film disait à ce propos déjà tout: avec une succession

de photographies urbaines en noir et blanc Loach, dont le grand sujet a toujours été le social, jouait sur la symétrie froide et déprimante des petites maisons alignés dans un ordre si parfait que ça sentait presque l'univers dystopique. Laissez moi vous présenter une banlieue résidentielle middle class début 70s (l'absence de référent géographique donnait à ces plans une valeur universel) et ça fait froid dans le dos....

Tous les sujets de films comme entre autre Kes, Family Life, Sweet Sixteen ou le très beau Looking For Eric (2009) tiennent dans la tentative de l'individu en position de héros (on peut difficilement parler de « héros » au sens classique du terme chez Loach) de reprendre le contrôle, de s'échapper, de s'évader d'un quotidien morne et normé qu'une esthétique quasi-atonale, proche du documentaire, met très fortement en valeur (la symbolique étant dans le cas de Kes clairement explicite avec ce faucon apprivoisé par le jeune garçon rappelant le Antoine Doinel des 400 coups de Truffaut).

La tentative bien souvent échouait, difficile de lutter contre le système (tout le monde le sait) mais c'est alors que surgissait des moments de grâce. De fulgurantes envolées poétiques au sein de films voulus comme terriblement terre à terre. Instants fugaces de bonheur où venait flotter sous nos yeux ébahis la possibilité d'une échappée, d'un départ, dont l'impossibilité même faisait la terrible beauté.

« Un éclair...puis la nuit! Fugitive beauté Dont le regard m'a fait soudainement renaitre. ». Les quelques vers superbes de Baudelaire pourraient très bien décrire ce que m'ont fait ressentir des séquences comme celle du rodéo en voiture de Sweet Sixteen au dessus duquel planait l'air célèbre de la reine de la nuit de « La Flute Enchantée » de Mozart ou comme celle du taggage à vertu cathartique du jardin de parents castrateurs et hypocrites dans Family Life. Séquences qui (avec Kes) m'ont fait aimer Loach définitivement.

A la fin de Sweet Sixteen Liam, le jeune et turbulent héros du film, se retrouvait face à face avec l'océan. A quoi pense t'il en contemplant l'espace infini qui semble l'appeler

de tout ses voeux? Désir de fuite? Passer de l'autre coté?

Dans Route Irish l'évasion a bien eu lieu. Fergus et Frankie ont quitté cet Angleterre si durement traitée par le cinéaste car au fond elle est profondément aimée. Ils ont pris la route, hélas c'était la mauvaise, celle au nom symbolique si chère à Loach (le hasard fait bien les choses) qui ne mène qu'à la mort (Frankie est mort carbonisé sur la route Irish). Pas d'échappatoire, le film du cinéaste ne comporte plus aucun de ces moments de grâce qui m'était si précieux. Tout y est sans espoir à l'image de son héros hanté par un passé définitivement impardonnable (voir la fin du film).

Loach s'épanouissait bien souvent à filmer l'enfance ou l'adolescence, ce moment où la lutte pour exister bat son plein où il est encore tant de faire des choix, d'espérer. Dans Route Irish tout est trop adulte, l'enfance ne réapparait qu'à travers un flash back crasseux en super huit du personnage au début du film. Celui-ci et Frankie, l'ami disparu, chahutait sur le pont d'un ferry et se prenait à évoquer les lieux où ils pourraient s'enfuir: l'Inde, l'Australie... tout y passe pourvu que ce soit de l'autre coté du monde.

Mais ce n'est qu'un souvenir et dans le présent il ne reste plus que Fergus qui est parti et qui revient, la queue entre les jambes, seul, le visage fatigué et une bouteille d'alcool à la main pour enterrer son pote de toujours. Le ferry joue ainsi un rôle symbolique important c'est là que nous découvrons pour la première fois Fergus, perdu entre deux rives. N'ayant ni envie de revenir ni envie de repartir (il n'a trouvé que la guerre) il est alors coincé, fantôme errant (son appartement au mur trop blanc et au pièce trop vide il le hante.), sans point d'attache fixe (forcément il est sur l'eau).

Loach livre son film le plus noir, le plus désespérant (et, découlant de cela, à nos yeux le moins attachant et le moins attrayant). Route Irish fait penser à Armadillo, l'haletant documentaire de janus Metz, sorti il y'a quelques mois, sur de jeunes soldats danois partis combattre en Afghanistan. A la fin du film, après l'enfer et de retour au bercail, un des soldats prenait une douche à valeur purificatrice, se laver du trop plein de souvenirs poisseux et repartir... life goes on? Du coté de Loach rien n'est moins sur. La distance avec le reste du monde est insurmontable pour Fergus. Il essaye pourtant! Et au détour d'une séquence brille un mince espoir, il regarde la femme aimée de loin, hésite et finalement rebrousse chemin. Il n'y plus aucune place pour lui sur terre, reste alors la mer.

Alors rétrospectivement on en revient toujours à cette image de fin de Sweet Sixteen où plane -encore- le fantôme des 400 coups, soit Liam sur la plage, face à l'horizon. Et on se prend à s'interroger après avoir vu Route Irish: finalement à quoi rêvait il?

Peut être moins à ce qui se trouve derrière l'océan (Route Irish nous apprend qu'il ne s'y trouve rien de bon) qu'à l'océan lui même. Cesser de flotter, simple jouet des puissances imbattables, et enfin disparaître.

Pierre Andrieux

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